Un roman policier en 10 chapitres
Quatre dames en bateau
Chapitre IV
COMMENT RÉDIGER UNE CHRONIQUE NÉCROLOGIQUE
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La liste des plaisirs
en mer est ce jour-là plus fournie que d'habitude. Les amateurs auront
droit à deux conférences, l'une d'Armand Languisse sur les langues
encore parlées dans les pays riverains de la Baltique, à neuf heures,
pour les lève-relativement-tôt, l'autre, du grand grassouillet au nœud
papillon, à quatorze heures pour les passagers du premier service de
restauration, et à seize heures pour ceux du second, sur les grandes
familles de tsars. Sophie Bernard aura le temps d'écouter la première,
avec ses amies, avant les travaux pratiques de journalisme.
Armand Languisse paraît plus grand qu'il ne l'est, et arbore un air de
mélancolie attentive qui ne doit pas déplaire au sexe. Éternel
Chérubin, on sent qu'il ne parviendra jamais à faire d'une comtesse une
mère coupable. Une voix douce et blanche qui porte. La bête ténébreuse
articule comme un pensionnaire du Français, et sourit, comme pour
s'excuser des chagrins qu'elle doit traîner depuis une éternité. On se
damnerait pour lui, s'il n'était trop réservé pour provoquer la perte
d'une théorie d'objets aimés qui n'auraient su le convaincre de
conclure.
- Si je me propose de vous parler, Mesdames
et Messieurs, des langues encore parlées sur les bords de la Baltique,
c'est que l'une d'entre elles a cessé de l'être au début du
dix-septième siècle. Vous avez tous entendu parler des Chevaliers
Teutoniques. Si l'expansion allemande a épargné le lituanien et le
letton, elle a fait disparaître celle des Baltes Occidentaux, que les
spécialistes connaissent sous le nom de vieux-prussien. Nous
n'aborderons ni en Lettonie, ni en Lituanie. J'attirerai donc votre
attention sur les langues slaves, le polonais et le russe, sur les
langues germaniques du Nord, le norvégien, le suédois et le danois, et
sur deux langues finno-ougriennes : le finlandais, et l'estonien.
"S'agissant de ces dernières, imaginez une langue où les négations se
conjuguent, l'adessif ne possède pas les qualités de l'adhésif,
quoiqu'il exprime le fait d'être sur quelque chose, et l'instructif
n'était qu'un cas parmi d'autres, qui s'obstine à laisser des traces.
Il vaut mieux, à partir de maintenant, perdre toutes vos idées sur les
catégories grammaticales. On a bien fait de vous les inculquer, il est
d'autres systèmes, ainsi que différents types de langue. Je ne puis
qu'esquisser les grandes lignes. Notre escale à Lübeck a permis à
certains d'entre vous de rafraîchir vos connaissances en allemand, une
langue qui vous est plus familière que les langues scandinaves. Je ne
marcherai pas sur les traces de vos maîtres. Je me contenterai
aujourd'hui d'un simple tour d'horizon... "
L'on ne sait si
c'est sa voix, son attitude, il se contente de bouger les bras, l'on
suit les mouvements de ses mains, comme ceux d'une chanteuse réaliste,
le public semble rivé sur ses fauteuils. Ce n'est pas très simple, ce
qu'il raconte, cela semble évident. Et l'on n'est pas tenu de prendre
des notes. Ces dames voient se dessiner comme un vaste paysage, où le
phrasé de certaines langues parvient parfois à influencer les autres,
sans le moindre terme technique, on acquiert des notions en phonologie
qui feraient le bonheur de n'importe quel étudiant, et ce n'est qu'un
simple tour d'horizon. C'est quand il dit : "Nous verrons cela plus en
détail avant chaque escale" que l'on comprend que l'on n'a plus qu'à
revenir sur terre. Nul ne ressent le besoin de lui poser des questions,
elles sont inutiles. Il les attend, sans dire qu'il est à notre
disposition, salue d'un signe de tête, et disparaît comme on s'efface.
Sophie Bernard a décidé d'accompagner Gisèle Pouacre à l'atelier de
journalisme. Elles ont le temps d'arriver parmi les premières, avant
l'apparition du maître de cérémonies. Gisèle Pouacre, Alain Gerbille la
connaît, elle fait partie du groupe, mais Sophie Bernard, il lui trouve
comme un air. S'il se met à trouver des airs à d'autres qu'à son
épouse... Rien qui puisse vraiment l'affecter, ni compromettre son
aisance, mais c'est comme une de ces brumes au bas de vos lunettes qui
vous incitent à prendre le bout d'étoffe fourni avec les étuis.
Peut-être un effet du thé de la veille qui est mal passé, quand sa
femme y est allée de son discours devant ces dames, sous prétexte que
celles-ci avaient pu emprunter la voie qu'elle s'était choisie, avant
de se résoudre à débrouiller les grimauds. Il l'observe. Peut-être
a-t-elle remarqué la veille sa contrariété. Il est si habitué à ne rien
laisser paraître... Cette antique granduche en impose, malgré sa tenue
de romanichelle. On s'habitue très vite au filet dans lequel elle
enveloppe ses épaules, et sa tête parfois, parce qu'il s'associe
parfaitement au reste. Une certaine forme d'élégance, en fin de compte.
Ce n'est pas elle qui se fond dans le paysage, c'est le paysage qui se
fait à elle. Pour la première fois, sa main le démange devant quelqu'un
d'autre que Josiane. Pas questions de se permettre de ces violentes
familiarités avec une femme de son atelier. Sa façade s'écroulerait
d'un coup. Rien n'empêche de la mettre dans l'embarras.
On a rendu la veille à la défunte Libellule
l'hommage qui lui était dû. Les jets d'eau étaient illuminés de
couleurs plus sombres quand Valentin Georges a dignement évoqué sa
délicate présence. Le commandant a tenu à venir dire un mot, ainsi que
Jeanne Brébeuf, la dame des Rois
Mages, qui présente son bouquet d'excursions avant chaque escale
à ceux qui ne dépendent pas d'une association comme La Grande Bleue et n'ont pas de
programme prévu. Les survivantes Libellules
ont hoché tristement la tête comme attendu. Elles avaient laissé leurs
tenues de scène dans leur cabine.
Alain Gerbille considère son petit public, l'air grave,
avant de lancer négligemment.
- Nous continuerons aujourd'hui à faire un sort aux dépêches qui nous
sont parvenues. Mais nous ne pouvons ignorer ce qui s'est passé hier.
L'actualité a ses exigences, mais il serait indécent de ne pas
consacrer une notice nécrologique au moins à la jeune artiste qui vient
de nous quitter. Je me suis laissé dire, Madame Bernard, que votre
métier vous avait amené à manipuler un bon nombre de manuscrits en plus
ou moins bon état. Les manuscrits, c'est comme des dépêches qui nous
parviennent du passé, comme le scintillement des étoiles éteintes...
L'on sourit au mot, Sophie Bernard voit déjà où l'autre veut en venir,
mais elle se tait, car elle est curieuse de savoir comment il s'y
prendra pour lâcher son morceau. Elle s'est d'ailleurs toujours méfiée
de ceux qui veulent qu'on les entende à demi-mot : ils ont plus de
prétentions que les autres. Par simple déformation professionnelle elle
s'en est toujours tenue dans son métier à ce qui est écrit, et dans la
vie, à ce qui est clairement énoncé, et qu'elle prend au pied de la
lettre. Cela fait gagner beaucoup de temps. Quand on compte celui que
l'on perd à ces interminables explications où chacun dit à son
interlocuteur : si tu as dit ça, c'est que tu as voulu dire ça...
- ...ses partenaires ne manqueront pas de vous fournir toutes les
indications nécessaires, quand elles comprendront qu'il ne s'agit que
de rendre justice à leur camarade dans une notice nécrologique qui
paraîtra dans le Journal de bord.
On ne peut faire moins.
Essaie maintenant de te dépatouiller, vieille sauterelle, se dit-il. Il
ne s'attend pas à ce que la vieille sauterelle réponde aussi posément :
- Je suis flattée que vous m'estimiez, plus que quiconque, capable de
rédiger cette notice, et de ne pas soulever trop d'objections. La mort
de Lucie Douce m'a touchée comme nous tous, je n'ai jamais imaginé
qu'elle pût faire l'objet d'un exercice ou d'un jeu de société...
Elle laisse passer l'onde de choc, avant de poursuivre :
- Je vais vous faire un aveu ridicule. J'ai toujours eu un faible pour
les chroniques sportives d'Antoine Blondin. Je n'achetais L'Équipe que pour cela...
- Antoine Blondin a porté en effet le genre à un degré de perfection
auquel personne ne pourrait plus prétendre. Respectons sa mémoire.
- Je m'efforcerai de respecter celle de Lucie Douce. J'essaierai donc
d'aborder ses partenaires endeuillées en évitant toute maladresse
autant que faire se peut, en de telles circonstances. Je regrette
surtout de ne pas être assez préparée à travailler sur le terrain,
comme vous dites...
- Le travail sur le terrain est la
base même de notre métier. Il vaut mieux être sur place pour rendre
compte de ce qui se passe, c'est pour cela que les directeurs de
journaux ont des correspondants locaux, et des reporters qu'ils
envoient dans les endroits où ceux-ci préfèrent ne pas s'aventurer.
- Je me suis laissé dire qu'ils disposaient même d'un répertoire de
notices nécrologiques traitant de la vie, des actes et des œuvres de
toutes les célébrités...
- Nous sommes parfois pris de court. Il est des célébrités
qui nous sont trop tôt enlevées, et notre pauvre Libellule
n'a eu qu'un vol trop éphémère pour que le public eût le temps de la
connaître... Mais si une telle tâche vous semble trop ardue, je puis la
confier à quelqu'un d'autre.
Une bonne couche de pot au
noir tombe sur l'assistance, le calme blet, ça mollit, on reste
encalminé. Alain Gerbille ne dispose pas de moteur. Visiblement,
personne n'est tenté par l'aventure. Sophie Bernard lui tend
obligeamment une godille.
- Cette enfant mérite bien
qu'on fasse pour elle un effort à la hauteur de notre émotion. On m'a
parlé d'une surdose médicamenteuse. Cela suppose qu'elle prenait des
médicaments et connaissait la posologie. J'ai du mal à me faire à
l'idée d'un suicide. Cette enfant ne se trouvait jamais vraiment seule,
elle avait d'ailleurs une de ses camarades dans sa cabine, qui se
serait bien gardée de l'expédier en sachant qu'elle serait la première
suspecte. Je veux bien que l'on ne prenne pas ses médicaments devant
tout le monde, mais il y a un tel va-et-vient, un tel risque de voir
survenir la personne qui partage votre chambre... Un suicide demande un
peu de loisir. Je crains qu'une croisière ne garantisse pas au
désespéré l'intimité voulue...
Alain Gerbille l'interrompt :
- Les faits sont là. Je ne vous demande pas de mener une enquête sur
une mort suspecte. Nous nous contenterons d'une notice nécrologique.
Pour l'instant, il y a une foule de dépêches qui nous attendent.
Le public alléché tarde à se pencher sur les dépêches.
Ce n'est plus une vieille sauterelle qu'Alain Gerbille a devant lui,
mais une vieille mante religieuse, qui décide de le tirer d'embarras.
- Tiens, ça va vous plaire, Bertrand, cette nouvelle
exposition de Pignolet.
Le Pignolet en question s'est perfectionné dans les ombres, qu'il peint
avec beaucoup de délicatesse. C'est l'ombre de la Tour Eiffel qui l'a
rendu célèbre, mais Sophie Bernard préfère l'ombre d'un enfant sur les
quais de Bremerhaven. Le fameux Bertrand va se précipiter sur le salon
Internet pour essayer d'avoir la liste des œuvres exposées.
Tout le monde s'empresse de choisir son article. Alain Gerbille n'est
pas du tout reconnaissant à Sophie Bernard qui vient pourtant de
relancer la machine. C'est lui le maître du jeu, non ?
Quant à Sophie Bernard, elle a deux raisons de jubiler :
Une deuxième mort mettrait tout le monde sur les dents. Il y a là de
quoi freiner les enthousiasmes. Surtout si l'on a pris soin d'émettre
des doutes sur la première.
Et ça fait une énigme de plus
pour elle et ses camarades. En croyant la contrarier, Alain Gerbille
lui laisse le champ libre pour essayer de la résoudre.
Gisèle Pouacre n'est pas intervenue. Elle s'est contentée de choisir un
sujet plus aride que les autres, les nouveaux quotas de pêche. Il n'y
avait pas beaucoup de concurrence. La démonstration de Sophie Bernard
sur la mort de Lucie Douce ne l'a qu'à moitié convaincue. Comment faire
avaler à quelqu'un un médicament qu'il ne veut pas avaler ? À moins que
l'on croie en avaler un autre.
Il faut laisser pour l'instant Sophie Bernard s'occuper
des Libellules restantes,
elle pourra sécher les tsars.
Au buffet, ces dames s'installent à la table des
Mentonnais.
- Je comprends que vous soyez soulagé d'avoir retrouvé
votre appareil, dit Emmeline Croin au mari.
- J'aurais été encore plus soulagé, s'il n'y avait eu ce
triste événement.
Un honnête homme sait faire la part des choses.
- Avez-vous pris des photos aujourd'hui ?
- Pas beaucoup.
- Vous me rassurez...
Le Toulonnais serait presque froissé. Elle précise.
- Cela veut dire que l'on vous a laissé la carte mémoire. J'imagine
que, sans elle, votre appareil ne peut pas fonctionner...
- J'ai pu prendre quelques photos des jets d'eau à la
poupe et du spectacle.
- Le résultat était-il convaincant ?
- Il suffit de quelques réglages. Je dispose de plusieurs
filtres.
Emmeline Croin n'est pas friande de détails techniques.
- Cela vous dérangerait de nous confier, l'espace d'une minute ou deux,
votre carte mémoire ? Nous avons la clé qui convient, et Sophie a pris
son portable.
Petite manipulation... La machine fait
son bruit caractéristique quand on la met en marche, ce qui fait se
retourner quelques têtes, et les photos apparaissent. Cela prend un
certain temps, parce qu'il y en a déjà plus de deux cents. Qu'est-ce
que ce sera à la fin du voyage ?
Le Mentonnais est pour
l'instant impatient de voir le résultat sur l'écran. Pendant qu'elles
se mettent en place, Emmeline Croin poursuit :
- J'imagine qu'il vous est facile de supprimer directement
les photos dans l'appareil, avant de les archiver.
- Je le fais régulièrement. Quand j'en ai pris une
dizaine, je vérifie.
- J'aimerais être sûre que quelqu'un n'a pas jugé utile
d'en supprimer d'autres.
Elle fait passer son ordinateur au Mentonnais après s'être assurée
qu'il sait comment les faire défiler. Chaque marque a ses fantaisies.
Preuve en est l'incompatibilité des polices quand on passe de l'une à
l'autre, ou l'incapacité des nouveaux modèles à ouvrir d'anciens
documents.
Le couple se penche, et admire le résultat.
- Entendons-nous bien, dit Emmeline Croin : ce ne sont pas les photos
qui sont là qui nous intéressent, mais celles qui devraient y être et
qui n'y sont pas.
- Il me semble... À moins que j'aie supprimé ces photos
parce que la lumière n'était pas bonne...
- En effet, dit sa femme, tu es une vraie pipelette. Tu as
l'âme d'un paparazzo...
- Ça m'avait juste amusé de voir Valentin George avec Jeanne Brébeuf
appuyés au bastingage. Quand j'y pense, je l'ai pris aussi avec la
pauvre Lucie Douce... Vous n'allez pas croire...
- Il
ne s'agit pas de croire quoi que ce soit. Nous constatons juste que des
photos ont disparu. Vous aurez pu les faire vous même disparaître pour
une raison ou une autre, vous êtes un perfectionniste, mais elles ont
pu être effacées par quelqu'un d'autre. Nous allons mettre nous-mêmes à
la poubelle ces photos qui ne nous concernent pas. Ce sont vos
souvenirs à vous, que vous partagerez avec qui vous l'entendez.
Peut-être garderons-nous celles de Sophie qui vous a visiblement tapé
dans l'œil, et celles où nous figurons nous-mêmes, un peu plus
discrètement il est vrai. Je note au passage que vous en avez conservé
une de Sophie où le contre-jour semble plus gênant qu'artistique.
J'imagine qu'un meilleur cadrage et un bon coup de Photoshop
corrigeront quelques effets indésirables. Mais l'on pourrait en dire
autant des interlocutrices de Valentin Georges. Vous êtes plus sévère
pour les monuments. Je ne vois que quatre photos de la Holstentor, il
me semble que vous en avez pris plus.
Rien n'échappe à
cette dame. Pour un peu, on insisterait pour qu'elle garde tous les
clichés. Mais si elle avait voulu en prendre, elle se serait équipée en
conséquence.
Au passage, Sophie Bernard va tranquillement gratter à la
porte d'une des deux suites occupées par les Libellules.
On lui ouvre, l'air un peu égaré.
- J'aimerais m'entretenir avec vous, et ce n'est pas parce que je suis
poussée par une curiosité morbide, que je souhaite vous présenter des
condoléances qui vont de soi, ni parce qu'Alain Gerbille qui a autant
de tact qu'un diable de Tasmanie, comme tous les journalistes, m'a
imposé un exercice pratique pour le moins inconvenant. Il aimerait que
je rédige une notice nécrologique de votre pauvre Lucie Douce...
J'aimerais, moi, tout simplement comprendre, me faire une idée.
La Libellule s'efface,
et invite Sophie Bernard à s'asseoir, avant de s'installer en face
d'elle.
- Je ne vois pas ce que je pourrais vous dire, ni par où
commencer si je trouvais quoi vous dire...
- Parlez-moi de votre groupe : avez-vous toujours été des Libellules ?
- Pas tout de suite. Nous suivions toutes les quatre des cours au
Conservatoire de Toulouse, non pour nous adonner au Bel Canto, mais
pour nous lancer dans l'Opéra Comique. En attendant, l'on nous a
flanquées d'autorité dans les chœurs. Nous préparions en même temps le
baccalauréat au lycée de Fronton. En un mot, nous nous connaissons
depuis le collège. Lucie Douce était beaucoup moins attirée que nous
par les garçons, elle attendait une belle âme. Sans savoir ce qu'est
exactement une belle âme, elle l'attendait. Je ne sais si c'est pour
cela qu'elle était insomniaque, elle l'est restée.
- Attend-elle toujours sa belle âme ?
- Elle a cru l'avoir trouvée un peu plus tard. Ce n'était en fait qu'un
petit salaud qui croyait avoir vécu, et a joué la belle âme à ravir. Il
avait juste la psychologie qu'il fallait pour s'adapter à ses
conquêtes, et aucun fond. Un excellent décorateur, sinon. Elle voulait
un enfant de lui, l'enfant d'une belle âme, quelque chose d'harmonieux
en somme, et elle a omis de prendre les précautions d'usage, sans juger
utile de lui en parler, pour la bonne raison qu'il lui avait bien
précisé qu'un enfant, pour lui, c'était pire pour un couple que les
hordes d'Attila pour une prairie verdoyante. S'il n'y avait que les
nuits, les couches, les inquiétudes, mais les gamins, ça fait son nid
dans une demeure, avant de prendre un pouvoir que l'esprit du temps
leur abandonne, comme il abandonne tous ses avoirs au spéculateur qui
passe. La belle âme aimait faire des mots. De belles âmes comme ça,
l'on s'en passe. Lorsque l'enfant paraît, son père s'esbigne.
Ce n'est pas que le décorateur qui aimait faire des mots.
- Je ne puis dire ce que l'enfant serait devenu parce qu'il est mort à
sept ans, d'une congestion cérébrale. Un garçon délicieux, attentif,
raisonnablement docile, je n'ai jamais vu ça. Du coup, aucune d'entre
nous ne s'est mariée. Nous étions déjà trop frivoles et un peu volages.
L'idée même d'avoir un enfant nous épouvantait. Nous avons cru que
Lucie allait se donner la mort. Elle nous a étrangement répondu : "Vous
ne voulez pas que j'écourte mon chagrin..." Un réminiscence peut-être
de Corneille : "Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir."
Elle n'a cessé de mourir depuis. Au point que j'ai été surprise de la
trouver effectivement morte. Je ne croyais pas qu'elle allait se
décider à mourir d'elle-même. Surtout qu'elle vivait comme on vibre,
sinon, une étrange lumière.
- Nous allons passer, si vous voulez bien, à ce que je
peux écrire, à votre carrière.
- Peut-on parler de carrière ? Un garçon de notre lycée se sentait une
vocation de chanteur de variétés, il avait monté un petit groupe, connu
maintenant sous un autre nom, et trouvait que quatre choristes
agrémenteraient le spectacle. En attendant que ses maquettes, où nous
ne figurions pas, soient prises en considération, il prospérait en
faisant les baloches et les bastringues, comme il disait, et dans cet
exercice où il devait s'en tenir à un répertoire qui n'était pas le
sien, il pensait qu'une présence féminine ne serait pas de trop. Il
s'est aperçu, le bac en poche, que nos voix plaisaient dans ce
contexte. Il se passait quelque chose entre nous et les danseurs. Nous
savions nous adapter à leurs évolutions, au point que c'est nous qui
finissions par suggérer l'ordre des morceaux, et qu'ils en étaient
réduits à nous accompagner. Pour parfaire nos sensations, nous suivions
régulièrement des cours de danse, car il nous semblait nécessaire
d'assimiler les pas et les figures. Et notre gestuelle en a été comme
enrichie, sans que nous ayons besoin de montrer ce que nous savions
faire. Ce garçon n'était pas idiot. Bien heureux de toucher avec son
groupe la moitié du cachet. Ses maquettes ont été remarquées, il a fait
son chemin en nous abandonnant au passage, de peur de rester un simple
faire valoir. Si vous fouillez un peu, vous saurez de qui je parle, je
préfère que vous ne fouilliez pas. Ça nous plaisait les bals
populaires, et les soirées dans des casinos. Et ça plaisait. Nous
avions même fini par avoir nos morceaux à nous, prudemment
déposés à la SACEM, bien que nous n'ayons jamais songé à monter un
spectacle. Nous seules avons le droit de les jouer, et si vous aviez eu
l'idée de venir nous écouter, vous vous seriez rendu compte de la façon
dont nous menons la danse comme un chef d'orchestre ses musiciens. Il
faut tenir compte de ceux qui savent et veulent faire savoir qu'ils
savent, de ceux qui savent et se laissent aller, des autistes qui
veulent improviser leurs figures sans tenir compte des autres, et des
bonnes pâtes qui se dandinent plus ou moins savamment parce qu'elles
aiment ça. Chaque public a son cachet et ses humeurs. Elles peuvent
varier. Vous vous en apercevrez ce soir, si le cœur vous en dit, car
nous reprenons le spectacle. Je faisais les paroles, Aurore, les
musiques, Albine et Lucie, répétaient avec nous. Lucie avait cet
instinct qui nous permet chaque soir de régler les pauses et la
succession des morceaux. Nous l'avons toutes à présent. Il y a les airs
qui se chantent en solo, et nous n'avions pas de soliste attitrée,
c'était selon, d'autres à deux ou à trois, les autres marquant la
mesure chacune à sa façon. Ça tournait. Lucie est morte, et j'ai
l'impression que nous avons toutes conservé en nous une partie de sa
personnalité, ce qui revient à dire que non contentes de porter son
deuil, nous prolongeons celui de son enfant. Cette facilité à ne former
avec d'autres qu'un seul être, le décorateur de Lucie avait suggéré que
ça venait de nos prénoms. Albine, Claire, Aurore et Lucie. Des lumières
naissantes ou affirmées. Albine est notre aînée, elle a redoublé deux
fois, un peu lente à l'école, et si vive, sinon... Aurore a six mois de
plus que moi, et moi, Claire, deux mois de plus de Lucie, qui était
comme on dit en avance. Vous remarquerez ce soir que Lucie, est encore,
à sa façon parmi nous. Que vous dire de plus ? La liste des casinos où
nous nous sommes produites, des croisières que nous avons faites, des
bals où l'on nous a engagées ne vous dirait rien. Ce serait une
misérable litanie. Nous étions discrètement fort bien payées, car nous
exigions de gros cachets, et que nous les méritions. Une Libellule a disparu, l'espèce n'est
pas éteinte. C'était la seule insomniaque du groupe, elle repose enfin
en paix.
- Je vais me montrer peut-être indiscrète, mais ne peut-on
penser à une raison de plus de se sentir désespérée ?
- Cela dépasse en effet le cadre d'une nécrologie, et je puis vous
répondre nettement non. C'est pour cela que ce suicide nous a
surprises. Elle avait son enfant mort dont elle voulait continuer à
faire son deuil, elle avait sa vie de Libellule,
et aucune raison de mettre fin à ses jours. Quant aux hommes... Elle
les fascinait d'autant plus qu'elle restait gentiment inabordable. Elle
avait quelque chose qui inspirait le respect et une certaine crainte
aux chercheurs de bonnes fortunes, aux impulsifs et aux goujats.
Albine, Aurore et moi, nous sommes, comment dire ? de bonnes vivantes,
nous ne crachons pas sur les gaietés qui se présentent. Je soupçonne
même d'aucuns d'être venus chercher avec nous comme un reflet de Lucie.
C'est d'évidence le cas de Valentin George, qui aimait, sinon,
s'entretenir avec elle, dès qu'il en avait l'occasion. On ne se suicide
pas, sinon, pour un Valentin George. C'est juste une bonne affaire, un
joyeux drille, et un charmant camarade.
- Il doit avoir une vie bien remplie.
- Un peu trop au goût de Jeanne Brébeuf. Il faut dire qu'elle partage
discrètement sa vie, et lui passe ses petites fantaisies. Elle voyait
Lucie d'un plus mauvais œil parce qu'elle ne s'était justement pas
exécutée. Les femmes avec qui l'on couche, on y revient volontiers mais
on n'en parle plus. Et si vous me parliez un peu de vous ?
- Je suis sûre que vous ne confierez qu'à vos camarades ce que je vais
vous dire. Nous avons eu nos vies, mais nous formons aussi un groupe,
moi et mes amies. Nous sommes d'anciennes condisciples...
Sophie Bernard lui raconte toutes les affaires qu'elle a résolues avec
elles, y compris la dernière, place Fabre d'Églantine, en plein
Carnaval.
- Cela dit, fait-elle pour conclure, je ne
suis pas là pour résoudre une énigme, juste pour cette misérable notice
nécrologique. Ce que je puis vous affirmer, c'est que s'il y a une
affaire, nous la tirerons au clair. Je ne crois pas qu'il y en ait une,
car je ne vois pas comment l'on aurait pu contraindre votre Lucie, qui
ne voulait pas mourir, à prendre un médicament de plus.
Une bonne attaque, se dit Sophie Bernard en sortant de la suite. Je
m'en vais de ce pas la rédiger, cette nécrologie.
Elle
amène Alberta Fiselou dans la cabine des deux autres, pour un résumé
succinct de l'entretien. Une seule conclusion : le suicide est à
exclure, le meurtre impossible. De quoi affriander de plus blasées.
Nous avons l'arme du crime, un mobile, mais l'occasion... Tout est dans
l'occasion.
- Je vous laisse, dit Alberta Fiselou. J'aimerais vérifier
quelque chose.
Pas besoin d'expliquer : les autres ont compris. C'est
comme dans le groupe des Libellules,
les solos sont parfaitement admis.
Elle s'est aperçue que Jeanne Brébeuf ne restait pas enfermée dans sa
cabine, qu'elle aimait à se réfugier dans la bibliothèque, où elle ne
pouvait être dérangée que par les rares usagers du point Internet. Dans
la brochure, la bibliothèque était le septième des espaces communs, le
salon Internet était le quatorzième. On n'aurait jamais imaginé que les
deux se trouvaient dans la même salle. Ça faisait deux salons pour le
prix d'un. D'un côté de spacieux fauteuils, de l'autre, derrière une
demi-cloison, quatre box, avec un ordinateur chacun. La bibliothèque
proposait les succès des dernières semaines (suivant le classement d'un
magazine littéraire qui jugeait la qualité des ouvrages d'après les
ventes répertoriées). Alberta Fiselou choisit un essai sur les enfants
soldats en Afrique équatoriale, s'affala sur son fauteuil, lut une
dizaine de pages, et leva la main vers ses paupières, qu'elle massa.
Puis elle essaya de reprendre sa lecture, la douleur ne passait pas.
Bien qu'elle se trouvât assez loin d'elle, Jeanne Brébeuf s'en aperçut,
et lui demanda si il y avait quelque chose qui n'allait pas.
- Ma bêtise. J'ai oublié mes Dolipranes à Dunkerque, et la
pharmacie est fermée.
- Si ce n'est que ça, je puis vous proposer un Dafalgan...
- Je vous remercie...
Alberta Fiselou repose le livre et va prendre un verre
d'eau au buffet.
Elle revient au bout de cinq minutes, reprend l'essai, le front encore
un peu contracté. Mais elle se détend peu à peu.
- Ça va mieux ? s'inquiète l'autre.
- Je crois que c'est passé. Heureusement que vous prévoyez
tout.
- Nous avons toujours des médicaments que l'on peut se procurer sans
ordonnance et qui sont parfois bien utiles. On n'est jamais à l'abri du
mal de mer, des migraines, et même des malaises un peu plus sérieux.
C'est miracle que dans un groupe de plus de trente personnes, il ne se
trouve personne qui ait besoin qu'on le dépanne en attendant...
- Encore heureux que personne ne songe à abuser.
Jeanne Brébeuf sourit :
- Il y a des exceptions.
Alberta Fiselou lit encore une demi-heure avant de revenir dans sa
cabine. Jeanne Brébeuf a reposé son livre, et a pris place dans l'un
des box, pour mettre sans doute la dernière main à la présentation de
futures excursions.
Gisèle Pouacre et Emmeline Croin se trouvent à présent
dans la cabine qu'elle partage avec Sophie Bernard.
- On dirait que tu tiens l'occasion... dit Emmeline Croin.
- Jeanne Brébeuf a toujours, comme les autres accompagnatrices,
quelques médicaments dans son sac, ajoute Gisèle Pouacre.
- Et elle aura par mégarde glissé à Lucie Douce une dose supplémentaire
de ses médicaments habituels, fait Sophie Bernard.
- Les insomniaques ne sont pas à l'abri des migraines, dit
Emmeline Croin.
Alberta Fiselou admet fort bien qu'on la dispense de
raconter. Elle ajoute sa voix au chœur des anges :
- Ce qu'elle ignore, c'est qu'elle a tué Lucie Douce pour rien, l'on ne
se défait pas d'une ombre, et Lucie Douce n'était qu'une ombre plus
lumineuse que d'autres. Elle n'accordait qu'une confiance limitée aux
sentiments de Valentin George.
Elle s'arrête, pour laisser à Gisèle Pouacre le soin de
compléter le raisonnement :
- Le Pentax du Mentonnais... Elle s'est rappelée après coup qu'il les
avait souvent photographiés ensemble, et qu'il avait surpris son
compagnon à plusieurs reprises avec Lucie Douce, elle ne l'a pas lâché
d'une semelle. Et j'imagine que Valentin George restait toujours dans
les parages. Elle voit l'appareil sur la chaise, Valentin George
détourne l'attention de tout le monde, et elle va obligeamment
rapporter à l'accueil l'appareil de l'imprudent, après avoir supprimé
les photos gênantes. Elle devait avoir un grand sac.
-
En l'aidant à subtiliser cet appareil, dit Sophie Bernard. George
Valentin a donné à Jeanne Brébeuf la plus belle preuve d'amour qu'on
puisse imaginer. Il a sans doute deviné tout de suite. Il aura tout
fait pour la rassurer. Je ne serai pas surpris qu'il ait mis lui-même
au point ce petit tour de passe-passe. Dès que je verrai une occasion,
je détournerai l'attention. Tu feras ce que tu pourras. Et tu le feras
vite. Faut-il qu'il lui soit attaché pour qu'elle ne l'écœure pas après
un coup pareil !... C'était un rêve redoutable, c'est devenu un rêve
sans conséquence. Voire... À la première fêlure...
- Juste un petit mystère pour nous mettre en appétit.
Elles s'accordent à juger qu'il serait dommage de briser l'harmonie
d'un couple aussi exemplaire. Après tout, Jeanne Brébeuf n'a mis fin
qu'à une souffrance interminablement entretenue. De plus, il n'y a rien
de puisse permettre de les confondre. Les preuves matérielles ont
disparu, l'une dans l'estomac de la victime, l'autre de la carte
mémoire du Pentax. On ne va pas ennuyer le commissaire de bord pour ça.
Une remarque au dîner pour inviter le Mentonnais à ne pas abandonner
son appareil sur les fauteuils de tous les bars où il s'arrête.
- Je vais m'y accrocher comme un naufragé à sa bouée.
Un tour enfin au grand salon du pont supérieur pour voir les évolutions
des danseurs, effectivement conduites par la voix des Libellules
restantes, et de l'orchestre du navire, qui se laisse également
entraîner. Les ailes de ces libellules suivent les mouvements de leurs
bras, et ne se déploient que durant les pauses, où elles vibrent comme
pour retenir quelque note égarée. Et c'est à peine si l'on songe à
l'absence de Lucie Douce, tant on sent sa présence.
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