Un roman policier en 10 chapitres
Quatre dames en bateau
Chapitre V
CHANGEMENT D'HEURES
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La
luminosité, ça aide, ça ne console pas. Non content d'avoir avancé les
montres d'une heure, avant de s'endormir, avec la perspective d'avoir à
recommencer cette opération la nuit suivante, le groupe doit se
présenter au salon Calypso à huit heures quinze rien que pour le
plaisir de se voir coller le numéro de son autobus sur la poitrine,
étant bien entendu qu'il faut trouver le moyen entre-temps de s'être
restauré, nettoyé, habillé. Ceux qui ont eu l'heureuse idée de ne pas
fermer les rideaux pour jouir de l'entre chien et loup nocturne, se
sont rendu compte que le soleil, en se levant à cinq heures du matin,
trois heures, heure solaire, donne sur le miroir au-dessus du bureau,
et renvoie aimablement ses rayons sur le visage des assoupis. Bref, la
gaieté d'aucuns semble un peu contrainte. Pas celle du vieil original
qui confie à qui veut l'entendre qu'il s'en tient à l'heure solaire,
pour ne pas avoir à tripoter sa montre. À quoi sa compagne répond que
l'heure solaire n'est pas la même quand l'on a passe d'un fuseau
horaire à l'autre. Aucune importance, rétorque-t-il avec une mauvaise
foi pour le moins déroutante, au lieu de soustraire deux heures, j'en
soustrais trois ou quatre à la demande. L'essentiel est de savoir où
l'on en est. Comme si tu savais toujours où tu en es... soupire sa
compagne. Je m'en voudrais, grogne-t-il de savoir toujours où j'en suis
!... Et le voilà parti sur une méditation en son for intérieur sur les
gens qui ont la prétention de toujours savoir où l'on en est.
En montant au salon Calypso, ces dames ont croisé l'une
des Libellules en civil, qui
leur a souri. Quelque chose dans l'attitude, elles se sont arrêtées. La
Libellule
s'adresse à Sophie Bernard :
- Pourriez-vous me confirmer...
- Je confirme que Valentin George n'y est pour rien.
L'autre hoche la tête :
- Ce pauvre Valentin n'y est jamais pour quoi que ce soit, il a plus
d'entrain que d'initiative. Mais se doute-t-il de quelque chose ?...
- Il est au courant.
- Je vous remercie.
Aujourd'hui, journée pleine, c'est à dire que l'on se rendra en bus
tout en haut de la Ville Haute, à charge pour l'excursionniste de
gagner à pied la Ville Basse. Après avoir déjeuné aux frais du
voyagiste, l'on pourra se faire libéralement bouffer par les moustiques
dans un village reconstitué, où un groupe folklorique régalera
l'assistance de ses gambades. Appareillage prévu à dix-sept heures, ce
qui revient à dire que tout le monde devra être rentré à bord une
demi-heure avant. À ce rythme, se dit le vieil original, on aura du mal
à trouver un calendrier en estonien. Lequel estonien n'étant parlé,
comme l'a fait remarquer Armand Languisse dans sa conférence, que par
soixante pour cent de la population locale, bon nombre d'émigrants sont
allés le parler ailleurs. Il est assez proche du finnois pour que des
malveillants en fassent un simple dialecte de cette langue. C'est
beaucoup s'avancer, a dit Armand Languisse. À titre de comparaison,
l'occitan et le catalan ne se sont séparés qu'au quinzième siècle, ce
qui ne fait pas de l'un un dialecte de l'autre, essayez donc de
soutenir une telle idée à Carcassonne ou à Perpignan. On trouve à
Tallinn un grand nombre de russophones et d'églises orthodoxes, de
plus, la République Socialiste Soviétique en a fait une ville
universitaire, en y installant, pour des raisons qui ne concernent
qu'elle, des instituts d'un bon niveau. Il serait étonnant que les
guides insistent sur ce dernier point. Ou sur le fait que Tallinn
signifie "la ville des Danois", que les allemands en firent la ville
Hanséatique de "Reval", et qu'elle a été connue sous ce nom jusqu'à la
fin de la première guerre mondiale. Les bolchéviks eurent la courtoisie
de reconnaître son indépendance, ce qui lui permit de redevenir la
ville des Danois. En comptant les Suédois qui séjournèrent un moment
dans le coin, beaucoup de monde est passé dans cette cité fière de son
indépendance et de ses coutumes. De quoi offrir à ce bon Gerbille
l'occasion de se lancer dans quelque développement plein de malice, à
moins qu'il craigne que sa moitié lui dame le pion. Ce ne sera en tout
cas pas pour ce soir, il a prévu un atelier journalisme décalé une
demie-heure après l'appareillage en musique adorné de commentaires de
navigation, pour ceux qui ne voudraient pas continuer à "regarder la
cité médiévale s'éloigner avec admiration", libres qu'ils sont de
comprendre que c'est eux qui sont admiratifs, ou la cité médiévale en
assistant au départ de la Marie-Josèphe.
On a distribué aux voyageurs, pour la plupart lourdement presbytes, un
plan de la ville qu'ils pourront consulter avec une forte loupe s'ils
en ressentent l'envie. L'agrandissement dessous garde le nom des rues
sans en préciser le tracé, de quoi inviter les amateurs a exercer à la
fois leur vue et leur perspicacité.
En attendant le signal de départ, ces dames se sont
installées un peu à part pour constater que les Libellules
ont l'esprit vif. Claire a dû résumer l'entretien qu'elle a eu avec
Sophie Bernard, et l'une d'entre elles a jugé que ça ouvrait quelques
perspectives intéressantes. C'est une autre Libellule qui
est venue demander si les choses s'étaient bien passées comme elles
l'imaginaient. Pourquoi une autre ? Au cas où l'on aurait eu vent de
cet étrange interview. On peut supposer qu'il s'agit d'Albine ou
d'Aurore. Claire partageait la cabine de Lucie Douce.
Ces dames n'ont rien dit parce qu'on ne soupçonnait personne. Même pas
un crime. Elles n'auraient pas hésité, sinon, à en parler à qui de
droit.
Pour le reste, un nouveau meurtre à bord est
improbable, du moins de ce côté-là. Le mobile est trop patent. Sophie
Bernard n'a mentionné ni la disparition de l'appareil photo, ni les
souvenirs du Mentonnais, mais Claire doit se dire qu'elle ne parle pas
à la légère.
Une épidémie de suicides ? Nous ne sommes pas à France Télécom, ou à La Poste retoilettée à
l'usage de ceux qui savent.
Un avantage : si Alain Gerbille nourrit vraiment de vilaines
intentions, ça ne va pas lui faciliter les choses. Il lui faudra un
accident vraiment convaincant.
Ce qui frappe d'emblée
ceux qui regardent en bas du haut de la Ville Haute, c'est
l'arrière-plan. Il faut se résigner à photographier les tours, les
toits et les coupoles sur fond de monstres amarrés. La baie de Tallinn
est un vaste parking à paquebots. À peine si l'on aperçoit la mer. Les
photographes se résignent. Il serait vain d'attendre que les bâtiments
dégagent le champ. Ils n'ont plus qu'à trouver un juste équilibre entre
la ville, les bateaux qui ont cessé d'aller sur l'eau, la mer et le
ciel à peine nuageux. C'est à se demander comment l'on a fait pour les
cartes postales.
La guide en a surtout contre les
soviétiques qui ont dénaturé un quartier presque à leurs pieds. Une
usine et des entrepôts en pleine ville ! Si ce n'est pas malheureux !
Il est vrai que les industriels d'une Estonie indépendante ne se
seraient pas permis un tel massacre !
Cela dit, la rue
pavée par laquelle on descend à la basse ville est assez pavée pour
qu'on s'y torde les chevilles en admirant les demeures hanséatiques.
Instinctivement, les promeneurs prennent leurs précautions. Ça
mitraille à tout va en s'efforçant d'éviter les têtes qui surnagent, ce
qui n'est pas aisé dans une rue en pente, en plongée comme en
contre-plongée. L'inconvénient auquel se heurte le touriste, c'est
qu'il ne peut éviter les autres touristes. C'est d'ailleurs pour cela
qu'il voyage en groupe.
La place principale offre un hôtel de
ville surmonté d'un clocher, et une pharmacie arborant encore son
enseigne en fer forgé représentant le serpent des apothicaires qui sont
régulièrement pressés de cracher leur venin. Ces monuments sont
paraît-il uniques chacun en son genre. Les voyageurs n'ont pas le temps
de dévaliser une boutique de souvenirs, que certains lorgnent du coin
de l'œil. Il est midi passé, et l'on n'a pas que ça à faire.
D'ailleurs, explique la compagne de l'original à son compagnon, ce
serait étonnant qu'on y trouve des calendriers.
Pour
arriver à sa mangeoire, il faut emprunter une rue où des jongleurs en
costume d'époque, des vendeuses de pâtisseries fumantes en costume
d'époque, qui poussent le scrupule jusqu'à ne pas mettre de pneus aux
roues de leurs échoppes ambulantes, nous plongent dans l'atmosphère
d'une autre époque sans que l'on sache exactement laquelle. Comme le
fait remarquer Gisèle Pouacre à l'un des membres de son groupe, le
Moyen-Âge a duré près d'un millénaire, ce qui permet toutes les
fantaisies.
Le groupe des Gerbille est resté à portée
du regard. Il mange dans la même salle, avec des plafonds aux poutres
apparentes, dont le bois semble rugueux, sur de longs bancs avec des
coussins pour éviter les échardes d'un bois plutôt rugueux, à une
immense table en bois rugueux. L'époque était rugueuse.
L'on retrouve, après avoir parcouru quelques rues de la Ville Basse,
les autobus qui doivent conduire le troupeau dans le "Musée de Plein
Air", savoir d'imposantes fermes aux toits de paille qui semblent
écraser des murs pratiquement sans ouverture, et celles que l'on trouve
sont terriblement étroites. Elles sont toutes en longueur. Il faut
marcher pour les voir, et admirer un antique puits à balancier, et un
moulin tout en bois.
Les danses folkloriques, en
costumes folkloriques, n'ont pas l'air de passionner grand monde, dans
la mesure où toutes les danses folkloriques se ressemblent, on essaye
juste de noter les différences les plus remarquables. C'est ici
l'exploit des couples qui réussissent à tourner en rond en collant
chacun son menton contre l'épaule de leur partenaire. Comme il ne
s'agit pas d'un slow, on salue la performance en la mitraillant au vol.
Beaucoup, qui n'ont pas eu la patience d'attendre cette figure,
baguenaudent, le nez à l'air, en se tapant sur les bras et sur les
jambes pour éloigner les moustiques. Ce que voyant, l'original fait
remarquer à sa compagne qu'il devait y avoir des moustiques dans les
Alpes Tyroliennes, vu que les danseurs y dansent en se frappant sur les
cuisses. À l'inverse de ceux d'ici, ils ne se sont jamais habitués.
Alain Gerbille sourit en constatant que Sophie Bernard a séché son
atelier. Il s'en doutait. Elle ne se trouvait là que par hasard, la
fois dernière. Et cette histoire de notice nécrologique l'aura
épouvantée. Chaque journaliste improvisé lui lit son bout d'article, et
chacun est invité à donner son avis. Le temps passe. Il résume ce qui
ressort de ces remarques, en rendant justice à la perspicacité des uns
et des autres, cela ressemble à tout sauf aux réunions auxquelles il a
pu assister avant le bouclage d'une édition. L'essentiel, c'est
d'arriver à entretenir l'illusion. À donner l'impression à son public
qu'il ne lira pas sa feuille habituelle aussi innocemment qu'avant. Il
décide à la fin d'exécuter magistralement cette dame qui n'est venue à
son atelier que pour ne pas remettre la notice nécrologique qu'elle
avait accepté de rédiger. Personne ne lui avait forcé la main. Mais il
préfère agir en finesse, sans trop appuyer.
- Je
comptais un peu sur la notice nécrologique que cette dame devait nous
remettre. Lucie Douce méritait bien un tel hommage. Je comprends son
embarras... il faut disposer d'assez de renseignements sur la personne
dont on annonce le décès. En l'occurrence, les Libellules
nous ayant tous enchantés sans défrayer la chronique, les informations
à leur sujet n'encombrent pas le Web. Ce n'est pas en tapant le nom de
Lucie Douce sur Google que vous trouverez quelque chose. À peine si
vous apprendrez comment joindre les Libellules
si on désire les engager, ce qui est parfaitement superflu dans la
mesure où ce sont les organisateurs qui se les disputent. Leur site
n'est qu'une concession à l'époque. Il n'y avait qu'une façon de s'en
tirer, interroger ses partenaires. On m'a dit que madame Sophie Bernard
s'est présentée à la suite de l'une d'entre elles. Il faut croire
qu'elle n'a pas trouvé assez de matière pour être à même de nous
proposer quelques lignes.
Gisèle Pouacre l'a laissé parler,
sans protester, la timidité peut-être. À la fin, elle lève la main et
toussote pour faire comprendre qu'elle veut intervenir.
- Vous vouliez peut-être nous transmettre un message de sa
part, Madame Pouacre.
- Pas vraiment, je suis confuse. J'aurais sans doute dû vous remettre
son papier au début de la séance, mais je ne savais pas trop comment
faire, vous comprenez... Ce n'est pas moi qui conduis les débats..
- Ce ne sont pas là des débats, chère Madame, il ne s'agit que d'une
simple initiation à un métier où j'ai misérablement essayé de faire mes
preuves. Si vous vouliez bien avoir l'amabilité de nous lire cette
nécrologie...
Gisèle Pouacre s'éclaircit une dernière
fois la voix, avant de commencer à lire. On peut apprécier la qualité
du timbre, celui d'une mezzo, le débit, qui est aisé, et une émotion
sans trémolos. Un vieux monsieur ne peut s'empêcher de songer à
Suzanne Flon, qui était capable de remuer les tripes des spectateurs en
demandant si on voulait bien lui passer le sel. Et pourtant, c'est tout
à fait autre chose. À vrai dire, Gisèle Pouacre évitait de parler ainsi
quand elle faisait jadis une conférence devant des spécialistes. Elle
ne se laisse aller de la sorte que lorsqu'elle veut divertir ses amis :
UN ANGE PASSE
Est-il bien nécessaire de préciser que mademoiselle Lucie Douce est née
il y a trente-trois ans au cœur des vignobles de Fronton, qu'elle a
suivi les cours du Conservatoire de Toulouse, comme ses amies, avant de
nous entraîner dans des rondes qui n'ont rien à voir avec les frénésies
de ces tristes Bacchanales dont un certain public est si friand ? Le
registre des Libellules, nos danseurs le connaissent, il est étendu.
Leur manière ne retient de chaque danse que ce qui nous transporte sans
nous abrutir. Comme ses amies, Lucie Douce est avant tout une
Libellule, qui entend nous rendre heureux de ce que nous sommes au lieu
de vouloir nous plonger dans un état second. Une qualité inestimable en
un temps où de jeunes gens imbibés d'alcools et rongés de stupéfiants
ne rêvent que de raves et de trépidants chapiteaux. Est-il besoin de
dresser la liste des bals qu'elles ont animé ensemble, des casinos et
des grands hôtels qui n'ont eu qu'à se féliciter de leur présence,
durant ce que l'on a coutume d'appeler les saisons, des croisières où
même ceux qui ne dansaient pas se sentaient pénétrés de l'esprit de la
danse ? Comme ses amies, elle n'a jamais songé à se lancer dans une
carrière qui n'est pas une vie, elle a préféré nous pousser à mieux
goûter certains moments de la nôtre. Nous avons pu nous en rendre
compte hier, malgré son absence. Je n'ai pu m'empêcher de penser par
moments, qu'il est des présences dont l'on ne se défait pas, que les
Libellules étaient toutes là. Certains êtres ont autre chose à nous
offrir, quand ils disparaissent, que le sentiment qu'ils ne nous ont
laissé qu'un grand vide.
Un ange passe
en effet, comme le titre l'a annoncé. Gisèle Pouacre sourit timidement,
comme si elle attendait que l'oracle se prononçât. L'oracle ressent une
envie d'étrangler sur place la vieille baudruche. Si les deux dernières
sont du même tabac... Il se contente de hocher doucement la tête.
- C'est une nécro pour le moins originale. Peut-être aurons-nous droit
à une page supplémentaire. Mais, avec un peu plus de quinze cents
caractères, j'ai l'impression que madame Sophie Bernard a fait pour
cette pauvre Lucie Douce tout ce qu'elle pouvait faire.
Alain Gerbille ne pourra même pas se soulager en s'en prenant à son
épouse. Ça n'entre pas dans son rituel. Il faut que ce soit elle, et
rien qu'elle, qui ait étalé sous son nez sa prétendue supériorité de
bon élève. Au premier prétexte... En attendant, ça lui fait comme une
boule dans l'épigastre. Impossible de ranger cet incident parmi les
dossiers en attente, pour la bonne raison qu'il n'y a pas de dossiers
en attente. Il ne vide son cœur que sur le coup. Et, pour l'instant, il
n'a rien à lui reprocher.
Même pas d'être absorbée par un immense puzzle
représentant la Marie-Josèphe
en pleine mer, avec une plate-forme pétrolière à peine esquissée au
fond, sous un ciel presque menaçant. Entre le gris de la mer, les creux
plus sombres de la houle, de moins en moins perceptibles à mesure que
l'on s'approche de l'horizon, quelques lignes d'écume çà et là, les
plages un peu plus claires dans les nuages, on n'est pas sorti de
l'auberge. Armand Languisse semble partager cette passion, ils se font
des suggestions, déplacent une pièce, essayent d'obtenir de petits
ensembles vraisemblables. La surface à remplir est considérable.
C'est une gageure proposée à l'ensemble des voyageurs. Il en est qui
passent un quart d'heure devant, voire une heure. Deux enfants d'un
couple assez jeune se sont montrés plus habiles que les adultes dans
cet exercice ; si leurs parents ne voulaient pas les faire participer à
des excursions, ils auraient pu en venir à bout en deux ou trois jours.
Josiane Gerbille et Armand Languisse ont parfois pris plaisir à les
observer. Alain Gerbille trouve cette activité un peu sotte, il la
considère comme une faiblesse. Il offre de temps en temps un puzzle à
sa femme, et c'est un sujet de plaisanterie pour toute la famille. Elle
dit qu'elle préfère les puzzles conçus par de vrais professionnels à
ceux que lui remettent ses élèves. Son aîné reconnaît que c'est une
façon de glander comme une autre, mais qui occupe l'esprit.
Ça le détend, Alain Gerbille, de voir son puits de science et une
sommité linguistique s'accrocher à de vagues amas de petites pièces. Ça
lui rappelle les amateurs de bigorneaux de son enfance, qui avançaient
de flaque en flaque, sous un ciel pesant. Ses parents jugeaient que ce
n'était que sur la côte picarde que l'on respirait l'air marin comme il
faut. Il s'est juré de ne plus jamais s'approcher de la baie de la
Somme en général ni du Crotoy en particulier. Non plus que de
Cayeux-sur-Mer, ou de Fort-Mahon plage. L'on descendait à
Saint-Valéry-sur-Somme, et il fallait explorer des alentours
archi-connus. Il n'est pas de meilleure façon de gâcher les vacances
d'un enfant sensible. C'est comme les puzzles, il vaut mieux savoir que
ça existe, et n'y jeter qu'un coup d'œil en passant.
- Percival Bartlebooth allait parfois dîner, lance-t-il
jovialement.
Heureusement pour elle que ce n'est pas Josiane qui lui
répond :
- Gaspard Winckler aussi.
Ils auraient dû se douter que l'atmosphère ne serait pas très détendue
à la table où Valentin George a déjà pris place avec Jeanne Brébeuf et
une seule Libellule. Cette Libellule est en train de préciser
que le corps de la défunte sera incinéré dans un crématorium le plus
proche de Fronton.
- Nous nous étions engagées à ne jamais suivre les obsèques de l'une
d'entre nous. Et ce n'est pas qu'un caprice de jeune fille. Nos
dépouilles et nos cendres reviennent à nos familles, aux fossoyeurs ou
à la science, notre esprit reste présent dans le groupe.
Valentin George reconnaît que c'est très beau et très
émouvant. La Libellule se
tourne vers Jeanne Brébeuf pour ajouter :
- Si bien que lorsque l'une d'entre nous disparaît,
c'est... comment dire ?... c'est une mort pour rien.
Puis, se tournant vers l'amuseur :
- On s'exprime mal, parfois...
Vue la tête de l'autre, elle n'a pas dû s'exprimer si mal
que ça. Et elle enfonce le clou :
- Elle avait, comment dire... une présence obsédante. La preuve, c'est
que nous n'arriverons jamais à nous en défaire. Il nous a suffi hier de
chanter nos premières mesures pour nous en apercevoir. Et je crois que
même les danseurs l'ont compris.
Puis elle sourit.
- S'il y en a qui vont tirer une tronche, ce sont les croque-morts
auprès desquels nous nous sommes assurées. Ils se sont engagés à
rapatrier nos corps à leurs frais, et à se charger de toutes les
démarches nécessaires.
Alain Gerbille croit tenir une
idée d'article. Que faire du corps lorsque la mort survient en pleine
mer ? C'est la seule chose à laquelle ne pensent pas les passagers
encore sous le choc. Les entreprises de pompes funèbres de Tallinn ont
dû fournir le cercueil, et récupérer la décédée en attendant qu'on
vienne les en débarrasser. Réflexion faite, le destin d'un cadavre ne
fait pas un si bon article que ça. Il faudra se contenter de
l'atmosphère à bord, à ces moments-là.
Il se pose une autre question, quid des deux autres Libellules
? Elles sont censées faire danser les gens de dix-neuf heures à minuit.
En principe, deux d'entre elles doivent manger dans leur suite, avant
d'entrer en scène, en attendant l'arrivée des deux autres. Il ne les a
jamais regardées. Est-ce toujours les mêmes qui dînent à sa table ?
C'est un autre détail qui a retenu l'attention de son épouse. Les
"comment dire" de la Libellule semblaient rebondir sur le crâne du
fantaisiste comme un marteau sur une enclume. Quand à Jeanne Brébeuf,
elle était pour le moins décontenancée.
Un
tressaillement de son mari, ils ne vont pas pouvoir éviter de croiser
les anciennes chartistes, qui ont décidé de se rendre à l'endroit où
l'on danse.
Politesses.
Josiane leur parle des propos tenus par la Libellule, et de l'effet produit
sur le comique et la voyagiste.
Emmeline Croin fronce les sourcils.
- Est-ce qu'il y a un mot qui t'ait particulièrement
intriguée ?
- Elle a parlé d'une mort pour rien.
- C'est en effet étrange, de la part de quelqu'un qui
vient de perdre un être qui lui tient à cœur.
- Il fallait voir la tête des autres.
- C'est sans doute à eux que ce discours s'adressait.
- Il vaut mieux éviter, dit Alain Gerbille, de voir partout de sombres
mystères. Si la mort de Lucie Douce avait été suspecte, votre Libellule
aurait été plus explicite, ou plus prudente. Ce n'est pas aux
principaux intéressés qu'il faut faire part de ses doutes. Le
commissaire de bord est là pour ça.
Josiane Gerbille prend l'air penaud qui convient.
- Il n'y a que les rustres qui veulent la peau d'un assassin qui s'en
est pris à un ami, dit Gisèle Pouacre, et que les lâches qui laissent
les coupables s'en sortir indemnes. Certains êtres délicats préfèrent
laisser leur peau aux meurtriers, en s'arrangeant pour qu'elle leur
soit insupportable. Vous avez raison, Monsieur Gerbille, il n'y a pas
là de quoi faire appel au commissaire de bord. Le mieux, c'est de
laisser les choses suivre leur cours. Puisque vous tenez une chronique
de ce qui se passe à bord, rien ne vous empêche de mentionner les
étranges propos de cette Libellule.
Sans faire aucun commentaire. Ce serait inutile. Nous nous devons
d'abonder dans le sens des honnêtes gens, pour la plus grande confusion
des méchants.
Des propos presque aussi sibyllins que ceux de la Libellule. Ces dames ne manifestent
heureusement pas l'intention de poursuivre la conversation.
- Il n'y a pire folles que les vieilles folles qui
croient soulever des lièvres à chaque pas.
Josiane se montre bon public.
Ils tombent sur Armand Languisse qui rêvasse, appuyé à un bastingage à
la portée du vulgaire. Celui-ci se retourne et s'incline.
- Puis-je vous poser une question stupide ? lance Alain
Gerbille.
- Il est bien des gens qui se le permettent sans en
demander l'autorisation.
- Combien de langues parlez-vous au juste ?
- Le privilège des linguistes, c'est de pouvoir s'étendre longuement
sur des langues qu'ils ne parlent pas. Il faut s'entendre aussi sur le
sens du mot parler. Il y a celles que l'on parle depuis son enfance,
celles que l'on parle plus correctement que beaucoup d'usagers sans
vraiment pouvoir se faire passer pour quelqu'un du pays, celles que
nous connaissons assez pour arriver à nous débrouiller. Le français est
ma langue maternelle. Ayant enseigné le russe à la faculté, cette
langue fait partie de la deuxième catégorie. L'on pourrait classer le
danois et le finnois dans la dernière. Les berges de la Baltique sont
un admirable laboratoire dans la mesure où deux types de langue tout à
fait distincts se côtoient. J'imagine que l'ancien Empire
Austro-Hongrois présentait le même avantage. Je ne me suis pas penché
sur le Pays Basque, où la langue locale cohabite avec le français et
moins sereinement avec le castillan.
- Vous avez parlé de deux types de langue, dit Alain
Gerbille, j'en vois au moins trois.
- Ou quatre, avec les langues baltes. Le langues slaves, scandinaves,
et baltes font partie de la même famille, comme le finnois et
l'estonien de leur côté. Mais je ne vais pas éprouver votre patience en
parlant boutique, même si l'on est ravi de voir que d'autres
s'intéressent à ce que nous faisons. Il est des sujets qui se
présentent à nous comme des soleils qui ne se couchent jamais. La nuit
n'est pas vraiment tombée.
Quelques platitudes sur la luminosité avant de se séparer.
Valentin George qui a gaiement présenté le spectacle de la soirée à
deux reprises pour les passagers du second service puis du premier,
vient, avant de remercier une dernière fois l'interprète, faire un tour
à la piste de danse, pour montrer sans doute aux Libellules
à quel point il est détendu. Voulant se donner une contenance, il jette
son dévolu sur Alberta Fiselou qui se contentait de faire tapisserie
avec ses amies. Celle-ci pourrait décliner gentiment l'invitation, elle
accepte. Elle montre en cette occasion une surprenante aisance.
C'est une valse. Malicieusement, les Libellules
accélèrent
insensiblement le rythme, et c'est le cavalier qui regarde un point
puis un autre en tournant, de peur d'avoir la tête qui en fasse autant.
Il a tout essayé au début, tourner à droite, à gauche, s'écarter,
pivoter littéralement sur place, Alberta Fiselou a l'air de s'amuser,
elle lâche de temps en temps un petit éclat de rire, et cette valse qui
n'en finit jamais... avec cet abîme qui semble s'ouvrir sous ses
pieds... Les Libellules
finissent par s'arrêter, charitablement. Ces dames comprennent qu'il
n'est plus exactement le bienvenu sur la piste.
- Vous êtes une remarquable danseuse, fait l'amuseur.
- Et vous, un cavalier exquis.
- Vous avez dû être à bonne école...
- C'est ma maman qui m'a appris.
Un temps d'arrêt.
- Elle devait être une danseuse d'exception.
Alberta se retient de répondre :
- Elle avait d'autant plus de mérite qu'elle avait une
jambe de bois.
Une plaisanterie, parmi d'autres, qu'elles se permettaient du temps de
leur studieuse jeunesse. Les victimes n'osent pas s'esclaffer, des fois
que ce serait vrai.
Les danseurs se sont arrêtés pour suivre et applaudir la
prestation. Peut-être ont-ils compris que les Libellules voulaient leur donner
une occasion de briller.
Valentin George s'éclipse après avoir fait un petit signe
à l'assistance.
Ces dames regardent les chanteuses, font mine d'applaudir
silencieusement en approuvant la démonstration, et Gisèle Pouacre d'un
geste discret de ses deux mains leur montre clairement que pour elle,
il n'y a rien à ajouter.
Un jeu de scène dont les danseurs ne perçoivent pas la
signification.
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