TAPIS (suite)
II
L'un dans l'autre
- L'un dans l'autre, dit la commissaire...
- Il nous en a filé plus que nous ne
pouvions espérer, poursuit le
lieutenant. C'est-à-dire rien du tout. Et c'est déjà beaucoup. Nous
savons à qui nous avons affaire. Il ne nous a même pas demandé combien
de temps nous comptions le retenir chez nous. Et il avait une façon de
nous dire que personne n'avait aucune raison de lui en vouloir...
- On aurait pu croire qu'il cherchait à
détourner l'attention. Il ne
voulait pas du tout la détourner. Bien au contraire. La preuve, c'est
qu'il nous a fait une bien étrange proposition.
- C'est le premier citoyen à ma
connaissance qui au moment qu'on le
libère nous laisse entendre qu'il accepte de se faire surveiller. Comme
si nous n'avions que ça à faire...
- Il a au moins laissé entendre que
puisqu'on le soupçonnait, la moindre des choses, c'était de nous donner
les moyens de le confondre ou de l'innocenter. Il ne se contentera pas
d'une affaire bâclée. C'est pour ça qu'il s'est déclaré prêt à relever
d'autres défis technologiques.
La commissaire Martine Cloude, quoi
qu'en ait la hiérarchie qui aime à ce que l'on s'entête, a laissé
partir le suspect à l'heure du souper. Sa proposition, après tout,
semblait engageante. Même pas besoin de toucher aux deniers publics. Le
bonhomme prenait tout à sa charge.
- Combien de temps vous faudra-t-il pour
mettre au point votre dispositif?
- Une petite semaine durant laquelle
nous ne sortirons guère de chez nous. Nous nous ferons livrer le
nécessaire. Pour plus de sécurité, je vais installer des caméras de
surveillance autour de chez moi. Je me ferai porter pâle pour le reste.
Et vous pourrez passer autant de fois que vous le voudrez. Je suis prêt
à essuyer une bonne visite domiciliaire, à condition que vous vous en
chargiez. Je ne tiens pas à voir débarquer une armée.
Une bien légère restriction. Si tous les
administrés faisaient preuve d'une telle complaisance...
Le lieutenant Robert Yann ne boudait
plus que pour la forme. Il n'avait pas réussi à imposer son personnage.
C'est pour la forme aussi qu'ils se sont
présentés dès le lendemain, pour voir le suspect fignoler son petit
quadrillage vidéo. Caroline Plech souriait.
- Les citoyens se font de vilaines
idées. On est bien protégé quand on est bien surveillé.
Elle ne les a pas lâchés qu'ils n'aient
vérifié le contenu des tiroirs qu'elle étalait par terre, de façon
méthodique, pour mieux le ranger ensuite. Fallait aussi glisser la main
dedans, des fois que...
- C'est la première fois... Je n'ose pas
proposer à mes invités des tours du propriétaire aussi complets.
Saturnin Plech était très fier de son
secrétaire. Il avait fait la démonstration. À d'autres époques, on
raffolait de ce genre de meuble. Une innovation : il y a des tiroirs
qu'on ne pouvait découvrir qu'en suivant un protocole précis.
L'habitude sans doute d'installer des sauvegardes dans les
programmes.
Caroline Plech faisait l'article :
- Le maraudeur doit avoir de quoi se
distraire en attendant qu'on le libère.
Le système de blocage des portes avait
remporté un franc succès.
- Et qu'est-ce qui se passe, si vous
vous absentez longtemps ?
- Il y a notre numéro de portable
au-dessus du téléphone, et le vôtre. Il nous téléphone, nous vous
téléphonons, de l'extérieur ce n'est pas difficile d'entrer avec un
passe ordinaire, par la cuisine, comme il aura pu le constater
lui-même. À charge pour vous de réinitialiser le système. Ce qui peut
se faire sans le connaître. Il pourrait également faire appel aux
pompiers, mais je doute qu'il veuille mettre le feu à un bâtiment dans
lequel il sera bloqué. Cela dit, aucun maraudeur n'a tenté l'aventure.
On ne trouve des cadavres que lorsque nous sortons. Jamais nous n'en
avons trouvé un en rentrant.
Le plus drôle, c'est que le secrétaire
ne renferme que des messages drolatiques, c'est tiède, c'est plus
chaud, vous brûlez. Peu de chances de parvenir au but, c'est à dire un
diplôme de monte-en-l'air compétent. Le patient aura peut-être la
tentation de démolir le meuble. M. Saturnin ne s'attache pas aux
objets. Il se contentera d'en fabriquer un autre.
- Ce n'est pas tout ça, avait dit M.
Saturnin. J'ai des vélos à trafiquer. Il me faut aussi m'arranger pour
que les images vous parviennent. Je ne tiens pas à m'encombrer de
disques datés.
- Un bon début, avait jugé la
commissaire en s'en allant.
- J'ai bien peur qu'il ne se demande
même pas qui lui en veut.
Ils y réfléchissent encore devant leur
second café. Personne n'ose dans les locaux carburer à la mousse. Tout
le monde a fini par s'y faire. Quelques fumeurs vont en griller une de
temps en temps dehors. On leur a prévu un petit abri. Elle est
accommodante, la commissaire. Elle n'a pas du tout aimé l'atmosphère
qu'elle a trouvé à ses débuts. Mais ce n'était alors qu'une
subordonnée. Elle a demandé son changement dès qu'elle est suffisamment
monté en grade pour imposer ses conceptions. Et elle l'a obtenu. Elle
s'y entendait pour gâter l'ambiance quand elle trouvait que celle-ci
était déplorable. Au début, il y a eu comme des frictions. Ne sont
restés que ceux qui supportaient de travailler dans un cloître (le mot
est de Robert Yann). L'équipe fonctionne à présent fort bien. Aucune
brutalité. Juste les fausses colères du lieutenant, que le malfrat ne
se sente pas trop dépaysé, mais l'on sent que le cœur n'y est pas
vraiment, le délinquant est encore plus inquiet qu'ailleurs. Son
assurance tombe à plat. Et Robert Yann a visiblement la corpulence et
les compétences pour calmer le chercheur de merdes. On vouvoie le
zonard qui la ramène, et curieusement, il n'aime pas ça. Le délit de
faciès ce n'est pas le genre de la maison.
Avec M. Saturnin, il s'en est tenu au
strict minimum. Il s'est limité au registre de la rude vulgarité. Il ne
s'attendait pas à ne produire aucun effet. Ce n'est assurément pas un
bon comparse. Encore moins un bon public. Avec un peu de chance,
l'autre a senti ce qu'il y avait derrière. À part la commissaire,
pourtant, personne n'est au courant.
Son fils vient d'obtenir son premier
disque d'or. Ils sont tombés tous les deux d'accord sur le fait qu'un
géniteur lieutenant de police, par les temps qui courent, ce n'est pas
très "porteur". Comme dans la famille on est d'un naturel mutin, on a
dignement enterré en famille le père supposé - un certain Alphonse
Draner, voyageur compulsif, photographe, pigiste occasionnel, qui se
serait trouvé assez près de la bande de Gaza pour éprouver l'efficacité
des projectiles bricolés par des amateurs pleins de ressources.
L'enfant n'aurait guère eu le temps de connaître sa mère emportée par
une courte et néanmoins douloureuse maladie. Livré à lui-même, il se
serait adonné à la pratique de la guitare sèche. En attendant d'avoir
les moyens de casser les oreilles des fanatiques avec une électrique,
et un groupe d'amis de toujours, aussi paumés que lui. Jules Draner
aurait fini par être découvert par un prospecteur de talents. Le nom,
c'est une idée du lieutenant qui voulait savoir s'il y aurait un
folliculaire capable de reconnaître l'anagramme d'un écrivain souvent
drôle et jamais gai.
Une idée de lettré. Lettré, le
lieutenant l'est au point qu'il ne peut s'empêcher de pisser des vers
en douce dès qu'il en a le temps. Ne souffrant d'aucun malaise
ontologique qui lui offrirait un matériau de qualité, il s'invente des
angoisses. Pour la beauté de la chose. C'est parfaitement insincère
mais cela lui procure autant de plaisir que ses rôles de composition au
commissariat. La commissaire attend avec impatience le prochain poème.
Elle se constitue une petite anthologie. Dont voici une perle :
Je ne sais quelle tégénaire
File sa toile à mon plafond
L'idée s'endort et se morfond
Engluée sur ses caténaires
On peut tout croire de travers
Il y a toujours une raison
Entre les grilles des prisons
L'air qu'on respire c'est de l'air
Rien qu'un moulin de phrases vaines
Dans ce glacis qui nous entraîne
On ne touchera pas le fond
Une lueur parfois hésite
Et le fragment qui se délite
Reste fixé à l'hameçon
Le malheur, c'est qu'après avoir
distillé ce concentré de spleen, il se sent aussi dispos qu'avant. Ce
n'est pas faute de se s'être battu les flancs pour se ronger le sang.
La commissaire a juste regretté que les rimes ne fussent pas à l'œil.
C'eût été tout à fait gratuit. La commissaire a apprécié le calembour.
Et l'a encouragé à lui montrer d'autres échantillons. Comme ces
alexandrins :
Quelque idée se dégonde en nos marais
intimes
Le temps qu'on la saisisse elle glisse
et s'enfuit
Ce n'était qu'un caillou qui tombe dans
le puits
Un rien mal ficelé promis à quelque abîme
Un mot entraîne un mot dont ils feront
un crime
Le geste est suspendu à je ne sais quel
bruit
Le temps a la douceur d'un robinet qui
fuit
Le passant croit passer et payera sa dîme
On croit savoir parfois à quoi tout cela
rime
En attendant la fin de cette pantomime
Il n'y a de bons trains que les trains
que l'on rate
L'univers offre assez de jolis
dénouements
Il semble se plier aux songes des amants
Et le temps avachi doucement se dilate
- Poète et paysan, a ricané la chair de
se chair, ça a eu payé ; mais poète et cogne... Si tu tiens vraiment à
aligner des vers, essaie d'en faire de moins tristounets que je puisse
les mettre en musique.
La musique, c'est pour les copains.
Jules Draner ne jouit pas d'une oreille absolue, et cela s'entend. Ça
ne le gêne pas pour composer, mais ça l'oblige à mettre au point une
nouvelle technique. Il dit les textes, laissant au groupe le soin
d'assurer la partie mélodique. Comme il a une voix assez étonnante, à
la fois blanche et forte, et un certain instinct d'acteur, ça
fonctionne, la voix du récitant s'accorde parfaitement, ainsi que son
tempo, à celle de ses partenaires, ainsi qu'à la musique. Un ensemble
parfaitement original. Il prétend, quand on l'interroge, que c'est un
parti pris :
- Il y a assez de chanteurs sans voix
que l'on porte aux nues, pour qu'on puisse s'offrir le luxe d'une bonne
voix qui s'abstient de chanter. On distingue mieux les paroles, et le
groupe me fournit des choristes discrets lorsque le besoin s'en fait
sentir.
Le lieutenant a voulu se prouver qu'il
pouvait aborder un registre moins sévère. Un fond de mélancolie, plus
accessible :
Y a pas de tendresse
Y a plus d'amour
Rien que d'la fesse
Et du glamour
Faut qu'on discute
On s'entendra
J'tiens les minutes
De c'tralala
C'était quéq'chose
Et pas qu'un peu
Fallait not'dose
Pas un non lieu
Les jours nous filent
Leur chapelet
C'est trop facile
On n'est pas prêt
On fait avec
Bien attendris
C'est lui mon mec
Elle est ma mie
Plus de nuages
Dans notre esprit
Un doux ramage
Quelques gris-gris
- Le malheur, a dit le lieutenant à
l'artiste, c'est que cela pourrait durer comme ça, indéfiniment.
- Comme le fameux boléro. Tu tiens le
bon bout.
Il a fallu trouver un nom pour le
parolier. Le lieutenant voulait qu'on l'appelât l'Imposteur. Le
bonhomme se serait enterré dans un village ariégeois, dont il était
impossible de l'extraire.
On en est à sa septantième scie :
Dis-moi que tu
m'aimes
Ne réfléchis pas
Les mots que l'on
sème
Font de petits tas
On veut pas savoir
Car on sait déjà
C'est jamais trop
tard
Pour ce que l'on
croit
Avec ce qu'on a
L'on fait ce qu'on
peut
Ça pèse son poids
De cendre et de feu
Visages en ronde
Armes dispersées
Tout cela se fonde
Sur des grains
d'idées
Possibles peut-être
Grâces échangées
Tout est à remettre
Sans doute engrangé
C'était une histoire
Un fond de passé
Un jeu dans la foire
Des bruits amassés
Les autres collègues ne savent pas que
le lieutenant Robert Yann est l'Imposteur, le père et le parolier de
Jules Draner.
Cela ne concerne qu'un petit cercle, une
partie de la famille qui garde bien le secret, un ami d'enfance, et la
commissaire. Il importe d'éviter les admirations importunes comme les
quolibets. La commissaire trouve quelques liens secrets entre les
sonnets mieux fignolés, et cette poésie facile qui ne le sera jamais
tout à fait. Robert Yann est persuadé qu'avec un autre groupe, ces
textes tomberaient à plat.
À l'inverse de bien d'autres paroliers,
il ne rumine pas longuement ses vers. Il n'écrit que sur des enveloppes
usagées dont il fait des feuilles utilisables en découpant les bords
avec un coupe-papier. L'envers du courrier de sa mutuelle lui offre un
support moins négligé. Parfois ça lui vient quand il vient de préparer
une enveloppe. Ses fausses angoisses versifiées l'occupent en général
une petite demi-heure. Les rengaines, un quart d'heure. Il en produit
chaque semaine. Et les dépose dans une cantine où son fils peut puiser
quand il veut.
In corpore sano.
Trois soirs par semaine
Robert Yann va s'entraîner avec son équipe de volley. Il n'était que
remplaçant quand l'équipe évoluait en Nationale I. Passeur correct,
smascheur moyen, receveur solide, parfait bouche-trou. Et pas toujours
disponible, les contraintes du métier. Il s'est affirmé à mesure que
les copains renonçaient. Il est maintenant un des piliers de l'équipe
des vétérans. On évite donc de le solliciter quand il y a un match.
L'exercice physique le maintient en forme, ce qui n'est pas fait pour
lui inspirer des inquiétudes métaphysiques. Il en a pris son parti.
Ça lui a fait du bien, d'une certaine
façon, de se trouver en face de M. Saturnin. Encore un gars qui ne se
pose pas de questions oiseuses. À cette différence près qu'il n'a
jamais souhaité s'en poser. Les défis techniques l'occupent
suffisamment.
La commissaire n'a pas non plus les
qualités requises pour entretenir une mélancolie de bon aloi. Elle a dû
naître cheftaine. Rien ne lui plaît autant que de sentir qu'elle mène
son monde tambour battant. Et c'est d'autant plus agréable qu'elle
évite de faire claquer les ordres. Elle affiche une fausse nonchalance
et ne manifeste jamais sa contrariété, ce qui est d'autant plus vexant.
Comme s'il était naturel qu'on se trompât. Elle vous encourage avec un
bon sourire chaque fois que vous vous plantez. Et si vous sortez de vos
gonds, elle semble juste un peu déçue. Mais ne vous jugera jamais
irrécupérable. En fait, son seul but dans l'existence, c'est de
parvenir à faire prendre on ne sait quelle mayonnaise. En tout cas,
l'on est toujours ravi de se trouver plus de qualités qu'on aurait
imaginé. Il ne se serait jamais rendu compte qu'il raisonnait mieux
qu'il ne se l'imaginait. La commissaire sait tirer de chacun le
meilleur de lui-même. Et l'on adore ça. Elle a senti que le numéro de
gros bras obtus, ça le détendait, ce qui est propice à la réflexion. Il
n'y a que les prévenus qui s'y laissent prendre. À l'exception de M.
Saturnin sans doute.
La commissaire s'interroge encore sur le
bonhomme.
Robert Yann hausse les épaules.
- Quel effet ça te fait d'être embauchée
par un suspect ?
Bouche bée, la supérieure hiérarchique.
Il poursuit :
- Le, ou les assassins n'avaient rien
contre les victimes répertoriées. Ce n'étaient que des instruments.
S'il ne nous balade pas, c'est lui qui est visé. Il ne sait pas par
qui. S'il avait pu nous donner les indications nécessaires, il nous les
aurait données. Il s'est juste arrangé, au cours de l'interrogatoire
pour qu'on ne classe pas l'affaire de sitôt. Il nous suggère une autre
piste, et nous donne tous les moyens pour qu'on ne le quitte pas de
l'œil. En fait, cela fait partie du contrat. Nous avons des moyens dont
il ne dispose pas. Il veut bien nous servir de chèvre, parce que ça
fait partie de son plan. Encore faut-il que les dispositions techniques
nous permettent d'accomplir la tâche dont il nous a chargé. Il nous
propose même une notice explicative. Ce n'est pas aussi franc que ça,
mais il a vu que nous étions capables de comprendre à demi-mot.
- Et sa femme ?
- C'est une dialoguiste. Chaque journée
doit lui offrir un bon enchaînement de répliques. Une mystificatrice
née. Non par simple goût du canular. C'est la situation qui doit amener
le bon mot. Cela ne doit pas gêner M. Saturnin. Je sais que moi, ça
m'agacerait. Non seulement il semble apprécier ce petit grain de
fantaisie, mais il l'a inclus dans le mécanisme conjugal. Il a trouvé,
en attendant, que nous présentions les qualifications requises. C'est
flatteur.
- L'ambition d'une femme ne se bornant
pas à trouver sa place dans un bon mécanisme conjugal, je croirais
plutôt que celle-ci était la seule qui fût capable de rester avec lui.
C'est quand même fort qu'il n'ait aucune idée...
- Ce n'est pas étonnant quand on n'a
même pas à marcher sur des oeufs pour ne pas se faire d'ennemis. À ce
que j'ai cru comprendre, personne ne lui est franchement antipathique.
Il ne peut pas y avoir dans ces conditions d'ennemis déclarés, de ceux
que l'on se croit tenu d'enfoncer chaque fois qu'on en a l'occasion. Il
ne doit pas non plus avoir d'amis. Sans être inabordable, il ne semble
pas du genre à s'épancher. Son épouse est chaleureuse et malicieuse
pour deux. Comme elle ne cherche pas les conflits, elle non plus, elle
ne pouvait choisir un autre mari. Il lui fallait un public qui se
contenterait de sourire plutôt qu'un de ces plats rigolos avec lesquels
on ne s'ennuie pas une seconde. Un amateur de belle ouvrage. Ils vivent
à l'écart de la plupart de nos fadaises parce qu'ils se sentent
parfaitement autonomes. Il oblige les voisins parce que cela lui occupe
les mains, et qu'il adore avoir les mains occupées. Vues les
dispositions qu'il a manifestées chez nous, ceux qui ne savent avancer
qu'en piétinant les autres ne trouvent rien à piétiner. Dans ces
conditions, on n'a que des ennemis accidentels, qu'on n'a jamais songé
à contrarier. Il est trop courtois au demeurant pour chercher à
blesser, trop fin pour froisser. Je comprends son embarras.
- Et le nôtre ...
- Une indication. Un de nos collègues
des renseignements généraux est venu prendre des renseignements. Il
emploie un pirate de la Toile pour certaines enquêtes, et le pirate
l'initie aux subtilités. Il ne devait pas lui-même les connaître
toutes, parce qu'il a été obligé de refaire son installation après
avoir essayé, pour le fun comme il dit, de neutraliser les contre-feux
du Saturnin. J'imagine la gueule d'un vaillant partisan qui se
ramasserait illico la roquette qu'il vient de balancer, ou d'un général
qui verrait tomber sur Washington toutes les bombes qu'il vient de
faire lâcher sur Bagdad. L'agressif doit avoir le sentiment que la
cible triche. Une rencontre a été organisée, le pirate a obtenu
l'assurance que les intrus seraient prévenus avant la riposte,
suffisait de faire marcher le bouche à oreilles. On sait ce qu'on
risque à relever le défi. Rien n'empêche d'essayer. En envisageant les
conséquences. Il me semble peu probable qu'une bande de hackers
contrariés ait décidé de lui donner une leçon.
- Pourquoi m'en parler, alors ?...
- Pour que nous ne braquions pas sur
cette piste. Le Saturnin n'a pas besoin de connaître l'identité de
l'agresseur pour le confondre. C'est comme sa baraque. Il n'a pas
besoin de connaître à l'avance l'identité du maraudeur. Il suffit que
celui-ci reste bloqué à l'intérieur d'une pièce où il pourra faire tous
les dégâts qu'il voudra, y compris mettre en pièces le fameux
secrétaire, ce qui donnera l'occasion au cambriolé d'en fabriquer un
encore plus trapu. C'est un état d'esprit. Nous avons affaire à un
adepte de la contre-attaque automatique. C'est le mot automatique qui
doit lui plaire. Disons qu'il dispose, dans sa personnalité, de
dispositifs comparables. On l'a interrogé, il nous a jaugés, comme des
pièces qu'il ne reste plus qu'à assembler.
- Je ne me sens pas une vocation de
meuble Ikea.
- Moi non plus. Mais je crois que la
seule façon de résoudre cette affaire, c'est de nous résigner à notre
condition de pièce à assembler.
Il y a longtemps que je ne l'ai pas vu
excité. Excité, c'est beaucoup dire. Il est dans le même état d'esprit
que quand il a construit notre maison. L'idée ne l'a même pas effleuré
qu'il va donner du travail à ceux qui nous surveillent. C'est pis que
le trois-huit. Si j'avais l'âme militante, ce serait un moyen d'action
que je proposerais aux bricoleurs de grève. Quarante millions de
citoyens qui demanderaient qu'on ne les quittât pas de l'œil, ce n'est
pas rien. Si l'on ajoute les rapports à rédiger, que ça laisse une
trace... L'excès d'informations finirait par tuer l'information. C'est
comme dans les dictatures où certains citoyens ne savent pas ce qui a
pu les rendre suspects. Je vois ça d'ici... Ben non, je n'ai pas fait
attention au particulier qui découpait sa belle-doche en rondelles,
j'étais trop occupé à observer des vandales qui brûlaient le contenu de
quelques poubelles. Va-t-en retenir le vraiment pendable ! D'autant
plus que le vraiment pendable, c'est ce qui gène les notables. Ça
commence par le blasphème, ou le crime de lèse-majesté, dans nos
démocraties cela se démultiplie. Comme s'il y avait des tas de crimes
de lèse-petite-majesté. Il ne se rend pas compte mon Saturnin. Nous
allons immobiliser tous les deux pas mal de fonctionnaires. Lui, ça le
laisse tout à fait froid. Pourvu que les images parviennent au
commissariat, et qu'elles soient bien nettes. Le goût de la belle
ouvrage. Et l'idée de transformer son vélo en émetteur roulant, sans
avoir à s'encombrer d'un émetteur rustique... Il m'a expliqué que
l'énergie sera fournie par les coups de pédale, sans qu'il ait à passer
par la dynamo qui alimente les loupiotes. Nos chaussures lui posent
plus de problèmes, mais comme nous sommes volontaires... Les montres,
c'est déjà fait. Certains chronomètres enregistrent les pulsations des
joggeurs. La police pourra même savoir quand on se couche, si ça
l'intéresse. Il a trafiqué nos lits et nos fauteuils. Il ne se voit pas
ficelé dans un réseau de fils. Il ne se rend pas compte, mais s'il
réussit son coup, il sera la providence des sous-marins qu'on envoie
dans les bandes organisées. D'intéressantes avancées technologiques en
perspective.
Pour les micros, les autres, ils peuvent
repasser. Mon Saturnin aura vite fait de les repérer. Je n'ai pas
résisté à l'envie de lui parler de micros directionnels.
- Pas besoin d'attraper froid. Nous
sommes entourés de pylônes. On peut arriver à quelque chose qui ne se
voie pas trop à condition d'accepter certaines contraintes. Cela dit,
je ne vois aucun inconvénient à ce qu'on voie où je suis, mais ce que
nous disons, ça ne concerne que nous. Qu'ils se débrouillent tout seuls
si ça les amuse.
Cette gageure là ne le passionnait pas.
En revanche...
- Faudra que je passe au commissariat
pour voir si les images sont assez nettes.
Je n'ose comprendre.
Pas besoin de lui poser la question.
- Ça ne peut effectivement pas nous
faire de mal de savoir où ils en sont.
Ils sont venus tous les deux.
- Service après vente, a annoncé M.
Saturnin.
Nous avions omis de lui demander comment
les images nous parviendraient. Il suffisait que le dispositif existe
et que tout le monde le sache. Il s'abstient de toute remarque sur le
fait que nous ne gardions pas les yeux braqués sur ses faits et gestes.
Comme s'il comprenait que nous ne pouvions mobiliser pour ça toute une
équipe.
- Vous permettez ?
Il s'installe devant une console. Une
nouvelle icône est apparue sur l'écran. Va-t-en savoir comment il a
fait. Si le bonhomme peut organiser notre bureau à partir de chez
lui... Le pire, c'est que personne n'y a fait attention. Ça reste
discret. Et il peut être fier de la performance. C'est comme si les
images étaient transmises par satellite. Sans qu'on ait besoin de se
brancher sur la toile. Le lieutenant en reste sur le cul :
- On nage en pleine science-fiction.
Il corrige :
- Ce n'en est plus à partir de la
première application. Il y a peut-être là de quoi déposer un ou deux
brevets, mais je n'en vois pas l'intérêt. Dès que l'affaire sera
réglée, il vous suffira de mettre l'icône dans la poubelle. Je préfère
vous prévenir que si vous laissiez des collègues compétents tripoter
vos machines, ils n'arriveront qu'à les mettre en panne. Et qui
viendrait-on chercher ?... En tout cas, vous pouvez constater que les
images sont nettes. Impossible d'entrer ou de sortir sans que vous le
voyiez. Vous me pardonnerez certaines précautions, mais je ne veux
laisser personne se faire de l'argent avec ce que j'imagine.
Son épouse découvre nos locaux :
- Je ne possède aucune compétence. Mais
j'aime bien les visites de courtoisie. Ça doit vous changer des clients
ordinaires.
Elle doit estimer que c'est à moi de
jouer les maîtresses de maison.
- C'est qu'entre le standard, les
paperasses, les plaintes, et les interrogatoires, et je ne parle pas de
la nécessité de se rendre parfois sur place, nous n'avons pas beaucoup
de temps. Nous ne recevons guère de visiteurs, madame, et les gens qui
passent ne le font pas volontiers. Il arrive qu'un supérieur vienne
nous voir, mais c'est pour des raisons professionnelles. C'est dire à
quel point nous apprécions les visites de courtoisie.
Mon interlocutrice savoure l'ironie :
- J'entends bien qu'on ne doit pas vous
encourager à organiser des journées portes ouvertes. On ne doit
s'incruster que pour porter plainte. Quant aux autres, ils n'ont qu'une
seule crainte, c'est de ne pouvoir rentrer chez eux quand ils le
désireront.
- C'est que les contraintes de la
profession nous contraignent à nous montrer indiscrets, insistants, et
la plupart du temps importuns. Cela tient au caractère de nos hôtes,
que nous ne choisissons pas. Imaginez la tristesse de notre condition.
Nous sommes tenus de recevoir en ces lieux des gens parfaitement
infréquentables. Quant à ceux qui ne le sont pas, voyez-vous, nous
inspirons une telle méfiance qu'ils n'arrivent pas à se détendre. Votre
époux présente une heureuse exception. Je suis sure que c'est également
votre cas. Vous ne vous attendiez pas sans doute à ce qu'on convoque
votre mari.
M'est avis que la dame est venue pour
détourner mon attention. Des fois que je remarquerais quelque chose qui
échapperait aux lourdauds qui s'agglutinent autour
de M. Saturnin dès
qu'il est question de technique.
La dame ne trouve pas la remarque
déplacée :
- C'est une éventualité qu'aucun citoyen
ne peut écarter. Nos lois font de nous des témoins assistés en
puissance, et des suspects commodes. N'importe quel quidam peut même
faire quelques mois de prison avant d'être officiellement confondu ou
relâché. C'est pour cela que je fais confiance à la justice de mon
pays. Je n'avais jamais songé qu'on pourrait établir un rapport entre
la morte de Cancale et celle du Canal. Quant aux autres, nous étions
bien trop occupés pour nous en soucier, entre le parcours du combattant
du touriste, et l'inévitable lèche-vitrine. C'est vous qui nous avez
mis au courant. Cela dit, je comprends votre question. Vous devez
exploiter la moindre occasion d'apprendre quelque chose, et de guetter
nos réactions. Vous ne justifieriez pas votre salaire en tenant salon.
Y a-t-il autre chose qui vous intrigue ?
M. Saturnin s'est assuré que l'icône
apparaissait sur tous nos écrans, et que les images étaient parfaites.
Le plus étonnant, c'est que nous n'avons même pas besoin de nous
connecter. Ils prennent congé.
- On lui aura laissé le loisir de
trafiquer les ordinateurs, dit le lieutenant, j'ai vu que son épouse te
tenait furieusement la jambe.
- Elle trouvait apparemment que j'avais
une bonne tête.
- En tout cas, si un nouveau crime se
produit, et que nous ne pouvons pas dire s'ils étaient chez eux ou non,
ce ne peut être qu'un effet de notre incurie.
- On ne saurait mieux se mettre à la
disposition de la justice. Qu'est-ce que vous trafiquez ?
Un collègue passe les mains sous le
plateau des bureaux, explore les machines, l'air inspiré. Il daigne
s'expliquer :
- Ce gars-là, c'est un génie de la
miniaturisation. Il a pu glisser des micros n'importe où.
- Te fatigue pas, dit le lieutenant, nos
ordinateurs reçoivent ses images sans qu'on ait besoin de se connecter.
C'est à se demander comment il s'y prend.
- Et alors ?
- Rien ne les empêche d'émettre sans
qu'on voie comment. Quoique... Nos bécanes peuvent lire des CD, ou des
DVD. Il peut exister d'autres fonctions que nous n'avons pas encore
explorées. Va-t-en savoir de quoi elles sont capables. Sans avoir
l'esprit magique, il faut compter sur les capacités de notre bricoleur.
Si tu avais vu sa baraque... Il me semble capable de trafiquer
n'importe quoi à partir de n'importe quoi.
- C'est bien ce que je pensais. Il nous
a mis sur écoute.
- Il peut même se faire une idée de tout
ce que nous faisons, si ça l'amuse. Je crains que la routine finisse
par le lasser.
- Oui, mais quand même !
- Quand même quoi ?...
- Il faut faire quelque chose !
- Et qui t'empêche de faire quelque
chose ? Vois-tu un inconvénient , ajoute-t-il en regardant la
commissaire, à ce qu'il fasse quelque chose ?
La commissaire n'en a rien à braire :
- Tout cela n'a aucune importance, du
moment qu'on est courant, et qu'il sait que nous sommes capables
d'envisager cette éventualité. Et je n'y vois pas que des inconvénients
: il ne peut faire mine d'ignorer ce qu'on attend de lui. Pas besoin de
lui envoyer une convocation. Qui serait au demeurant bien inutile : il
n'a pas à se déplacer pour répondre à nos questions. Il ne nous reste
plus qu'à procéder aux vérifications d'usage puisqu'il nous en donne
les moyens. Et à recouper, pour s'assurer qu'il ne nous envoie pas des
images préenregistrées. Quelques rondes de temps en temps. Je profite
de l'occasion pour l'inviter à déterrer des histoires qui ne lui ont
pas semblé significatives sur le moment, et qu'il doit avoir oubliées.
Ce ne sera pas simple. Qu'il songe à certaines contraintes. Une seule
personne ne peut réussir à semer autant de mortes sur son passage. Cela
exige un minimum de travail préparatoire. On peut poser qu'à un certain
moment, il a dû désobliger plusieurs personnes à la fois. Je n'écarte
pas les pirates informatiques déconfits, quoiqu'ils s'attendent à des
contres-mesures sévères, mais je ne trouve pas cette hypothèse bien
alléchante. Les plus pointus se trouvent nus dès qu'ils ne sont pas en
train de pianoter sur leurs consoles. Les jaloux sont légion. Mais à
part le fait qu'il n'a besoin de personne, qu'est-ce qui peut inspirer
la jalousie ?
- Les êtres trop autonomes l'inspirent,
me suis-je laissé dire, au point d'attirer sur eux la rage résiduelle
de toute population qui se respecte.
- Je me le suis laissé dire aussi. Mais
sa supériorité n'est pas assez évidente pour attirer l'attention. Les
voisins ne peuvent se faire une idée de l'équipement dont il dispose.
On en aurait entendu parler. Ce n'est qu'un bricoleur qui dispose de
plus de moyens que les candidats au Concours Lépine, avec cette
particularité qu'il ne tient pas à divulguer ses trucs. Il faut un
événement assez limité dans le temps pour qu'il n'y songe plus. Quelque
chose qui ne représentait pas pour lui un grand intérêt, mais a
provoqué un traumatisme assez violent pour que l'on se donne la peine
de ruminer une telle revanche. C'est à ça que je pense. À une revanche.
Les propos de la commissaire et du
lieutenant ont mis M. Saturnin de bonne humeur.
LUI - Ceux qui ne savent rien faire de
leurs dix doigts nous croient capables d'accomplir n'importe quoi.
C'est flatteur, mais une telle performance reste pour l'instant hors de
ma portée. C'est flatteur quand même. Ils auraient pu commencer par le
plus simple.
ELLE - C'est qu'ils te prennent pour un
illusionniste, mon chéri. Un illusionniste est capable de sortir un
percheron d'un béret basque, il peut bien transformer un ordinateur en
émetteur. Dans la configuration, il n'était pas difficile d'attirer
l'attention de toute l'équipe, pour te permettre de glisser des
émetteurs où tu voulais.
LUI - D'autant plus qu'en t'accrochant à
la commissaire, tu lui donnais l'impression de vouloir détourner son
attention. Comme si j'avais besoin de contrôler toutes les bécanes. Un
signal qui apparaît dans l'un, je devais m'arranger pour qu'il
apparaisse également dans les autres.
ELLE - Je retiens que la commissaire a
envisagé la possibilité qu'on l'écoute. Elle n'a d'ailleurs pas demandé
au lieutenant de la suivre dehors. Elle préférait émettre quelques
suggestions. Je vais finir par admettre qu'il y a des policiers à peu
près fréquentables. En dehors des moments où nous sommes bien obligés
de les fréquenter.
LUI - Bien. Ce commissariat est un outil
comme un autre. La commissaire n'a pas besoin de taper sur la table
pour que ça fonctionne. Le lieutenant faisait mine de bouder, mais ne
perdait pas un seul de mes gestes. Comme un qui se dit qu'il doit y
avoir un truc.
ELLE - Dès qu'on connaît le truc, il n'y
a plus d'illusion. Si quelqu'un forçait notre porte, il ne comprendrait
pas non plus ce qui lui arrive. On ne prête qu'aux riches. En
attendant, nous sommes plus que n'importe qui à la disposition de la
Justice. Je regrette de ne pas être dévote. Je pourrais mettre en prime
mon âme à la disposition de notre Créateur. Un tel contrat, comme nos
économies, est fondé sur le principe de l'échange inégal. Il y a celui
qui peut et qui sait, les autres sont au service de celui qui peut et
qui sait. La Justice n'est pas autant à notre disposition qu'il serait
souhaitable. Quant au Créateur... Nous n'avons plus qu'à nous rabattre
sur ses représentants qui manifestent un peu trop souvent de bien
étranges prétentions.
Elle a l'impression de parler dans le
vide. Saturnin serait capable de répéter ce qu'elle vient de dire, et
même de reproduire son raisonnement, un talent qu'il a développé durant
sa scolarité, bien qu'il soit absorbé par autre chose. Il n'a pas
l'habitude de réfléchir en parlant, mais il peut écouter. Il n'y a que
les maîtres qui tiennent à s'assurer qu'on le fait. Caroline ne voit
pas l'intérêt de prolonger la conversation. La bête rumine. Elle ne
rouvrira la bouche que quand elle aura fait le tour de la question. Il
peut réfléchir à une nouvelle gageure technique, ou à l'affaire qui
l'occupe. Aucune priorité. Il suit sa fantaisie.
Contrairement à ce qui se passe pour les
machines ordinaires, la complexité des mécanismes humains est
inversement proportionnelle au nombre de pièces concernées. Le fond est
le même que pour d'autres espèces. L'instinct du territoire et toutes
ses manifestations, autrement dit le désir d'aménager sa niche et de
disposer libéralement des autres, présente autant d'aspects qu'il
existe d'individus. Et nous en sommes à plus de six milliards de
spécimens. On comprendra que je préfère, et de loin, m'occuper de
matières provisoirement inertes. J'emploie abusivement le terme inerte,
cette inertie n'en est plus une à l'échelle du temps géologique (une
expression encore fautive). Au moins peut-on, à notre échelle
temporelle, saisir des enchaînements obligés, tirer parti des
mécanismes conjoncturels, à la seule condition de ne pas manquer
l'instant où ils deviennent obsolètes. Je m'en suis bien sorti
jusqu'ici parce que mes ambitions étaient limitées. Il me suffisait de
réunir les conditions d'une existence sans accrocs parmi les membres de
mon bureau d'études, dans ma famille, et dans le petit cercle de nos
intimes. Caroline est vraiment faite pour moi. Je ne sais pas comment
je me serais débrouillé avec une épouse qui ne se serait senti exister
que si l'on s'était exténué vingt-quatre heures sur vingt-quatre à la
rassurer sur ce point. Étant bien entendu que l'intéressée reste la
seule juge sur le point, l'élu n'est pas sorti de l'auberge. Caroline a
trop d'humour pour donner dans certaines impostures, et je m'en
félicite. Contentons-nous de nous ménager les plus douces extases avec
les moyens du bord. Sagesse antique.
N'empêche que n'importe quel animal
social peut mettre en branle des mécanismes qu'il n'a pas les moyens de
contrôler tant qu'il en ignore l'existence. Notre équilibre est
toujours menacé par quelque effet-papillon. Nous ne sommes pas à l'abri
des convulsions. Il ne me reste plus qu'à trouver l'origine de
celle-ci. La commissaire et son lieutenant semblent avoir de bons
réflexes. Et ça doit se savoir. La hiérarchie ne les pousse pas trop au
cul. Ils me feront sans doute gagner un peu de temps. Je suis hélas
obligé de les utiliser pour régler mon problème. Je ne saurais me
satisfaire d'une affaire simplement classée. Je n'ai moi-même aucun
mandat, encore moins le personnel, pour appréhender un suspect, fût-il
coupable. Cette garde-à-vue a été providentielle. Mes cartes n'ont pas
encore été distribuées. Il est déplaisant de se faire plumer sans
savoir sur quoi l'on a misé.
Il m'est venu comme une illumination.
Dont je me méfie. Faut commencer par exclure les autres possibilités.
J'ai contrarié quelques maraudeurs informatiques. Il n'est rien de plus
casanier que ces gens-là. Ils ont d'autant plus l'impression d'avoir le
monde à leurs pieds qu'ils restent le cul sur leur fauteuil, l'œil
vissé sur leurs écrans, je parle des vrais fondus, dont je ne suis pas.
Je préfère les organigrammes au flux des informations. La seule façon
de ne pas se faire griller son installation quand on s'aventure sur mes
terres, c'est des sauvegardes comparables aux miennes. On arriverait
alors à un double effet boomerang, une sorte de mouvement perpétuel,
qui ne se désactiverait que lorsque l'agresseur mettrait les pouces.
Les simples amateurs ne verront pas d'où
vient le coup, les pointus retourneront à leurs petits jeux après avoir
réparé les dégâts. Aucun ne gaspillera le temps nécessaire pour
assouvir méticuleusement une rancune.
Je réglais sinon les problèmes au jour
le jour plutôt mieux que mes collègues, et que la plupart de mes
semblables. Je me suis toujours arrangé pour qu'aucune de mes relations
ne puisse s'imaginer avoir une raison de m'en vouloir. Les crabes de
mon panier professionnel n'ont jamais eu à se plaindre de moi. Je me
faisais assez rétribuer pour ne garder que les miettes ; on pouvait se
prévaloir de mes compétences sans que je fasse un effort pour m'en
rendre compte. Pour d'aucuns, j'étais même à peindre. J'acceptais
d'être à peindre à ce prix-là. Pourvu que l'on ne refuse pas de
m'augmenter au même rythme que les autres, je ne trouvais rien à
redire. On ne tenait pas à me voir passer chez la concurrence. J'étais
à l'abri des compressions de personnel. Je ne faisais pas état de tous
mes talents. Les rancœurs que l'on suscite en ce domaine peuvent être
inextinguibles. Mieux valait mettre discrètement le collègue sur la
voie, lui permettre même de disposer un brevet sur une de mes
inventions. Il en est qui savent utiliser le travail en équipe à des
fins personnelles. On m'a regretté quand j'ai pris ma retraite, sans
même essayer de jouer les prolongations. Sans moi, ils se sont
retrouvés tout nus.
Il ne reste plus qu'une possibilité.
Faut se concentrer sur un instant fatal. Un certain nombre de personnes
doit être concerné. Il doit avoir les moyens et le loisir de mettre en
branle une telle machine. Ce qui confirme mon intuition.
Mon Saturnin émerge plus tôt que prévu.
Son absence n'a duré que trois minutes.
- Les Sables-d'Olonne, dit-il.
Et la Grande Agathe. J'ai fait partie en
mon temps des corps célestes qui ont eu le privilège de graviter autour
de ce soleil. Il y avait Agathe et son grand cercle, et il y avait les
autres. L'entrain d'une cheftaine scout, l'abattage d'une meneuse de
revue, de bons mots en veux-tu en voilà (je me recommandais par les
miens, trop rares pour qu'elle en prît ombrage. Et quand j'en sortais
un, elle en rugissait de joie : "C'est qu'elle cache bien son jeu, la
garce !" J'étais très fière de me hisser à la dignité de garce en ce
temps-là). Elle triait ses gens, car elle avait droit à un public de
qualité. Elle avait couché avec les garçons les plus présentables de la
bande, ça crée des liens. J'ai plus tard appris qu'elle avait essayé
d'emballer mon Saturnin. Le fonctionnement de la dame, pour employer
ses critères, ne devait pas présenter un grand intérêt à ses yeux. Il
ne couchait pas avec des incompatibles, quels que pussent être leurs
attraits reconnus. Il l'avait au passage surnommée la On-va-se-faire.
Amants mis à part, nous étions tous invités à nous faire tout ce
qu'Agathe voulait se faire : une toile, un musée, une pièce, un
spectacle. Il lui fallait en plus sa dose hebdomadaire de nuits
blanches, ce qui m'empêchait de faire partie du premier cercle. Je
naviguais au bout de l'une des branches de la galaxie. N'empêche, cela
suffisait pour que j'eusse le sentiment d'être quelqu'un. J'avais de
ces faiblesses.
Nous ne étions plus revues. Trois
décennies étaient passées avec quelques poussières en prime. Elle
s'était insinuée dans la Haute Fonction Publique après avoir brillé à
l'École Nationale de l'Administration. À ce que je me suis laissé dire,
elle avait gardé tout son entrain, ce qui ne l'avait pas empêchée de
sortir première. Elle ne s'était pas depuis laissé photographier, car
elle voulait que son influence restât occulte. Ses fêtes ne
concernaient que des privilégiés qui se gardaient bien de s'en vanter.
Au moment de raccrocher (elle clamait
haut et fort qu'elle n'était pas de ceux qui restent agrippés), elle
avait tenu à organiser plusieurs raouts, afin de voir défiler tous les
groupes qui s'étaient succédé. Elle remontait le temps. Je faisais
partie d'une des dernières fournées. Saturnin était du voyage, les
conjoints n'étant pas exclus, même s'ils avaient jadis fait la fine
bouche.
Le moins que l'on pût dire, c'est
qu'elle s'était parfaitement conservée, et sans avoir recours à la
chirurgie esthétique. Quoiqu'un rien affaissée, sa poitrine restait
présentable. C'était autrefois l'un de ses principaux attraits. Les
longilignes ne peuvent pas toujours se flatter d'une telle avant-scène.
Elle précédait au temps des mannequins anorexiques, ceux qui auraient
de quoi s'asseoir et respirer, pour employer une expression populaire
d'ici. C'est normal, affirmait-elle, Sainte Agathe est la patronne des
nourrices, comme Saint Pierre celui des plasticiens. Les derniers
arrivés ignorant le fin mot, elle s'empressait d'expliquer : après
qu'on lui eut coupé les seins, ce qui en fait la patronne des
nourrices, elle avait été provisoirement guérie par Saint Pierre, qui
n'avait même pas eu besoin de recourir au silicone.
On s'est donc fait l'église, le musée de
l'Abbaye, quelques toiles, un spectacle de variétés, le Remblai. Et
quand on ne faisait rien (il n'y avait pas grand'chose à faire)
c'étaient d'interminables conversations, assaisonnées de quelques
éclats de rire (les dits éclats de rire doivent être administrés à dose
homéopathique, on n'est pas dans une chambrée de bidasses). Est-ce la
présence de Saturnin ? Cela ne semblait pas aussi excitant que jadis.
Il observait tout cela avec la curiosité d'un entomologiste sérieux.
Est-ce pour donner un nouvel élan à ce
séjour qu'Agathe a voulu organiser un poker comme à Las Vegas, avec
plusieurs tables ? J'appris alors qu'elle s'était entichée de ce jeu.
Pas au point d'y perdre son string. L'un dans l'autre, elle arrivait à
se refaire. Elle voulait bien dominer l'adversaire, mais ce n'était pas
une flambeuse née. Il lui fallait donc six tables, autant de
distributeurs, trente-six joueurs. Je ne voulais pas jouer, ni
distribuer, mais je voulais bien regarder. Comme on peinait à trouver
les trente-six joueurs, c'est Saturnin qui s'y est collé. Il avait
décidé de se présenter avec une cave raisonnable ("Cinq cents euros,
elle nous a fait à peu près bouffer pour ce prix-là. J'espère pour elle
que cela correspond à une note de frais. Le contribuable est juste bon
pour défrayer ce genre de potlatch"), de tout perdre assez rapidement,
et d'écouter les commentaires avisés de ceux qui se seraient fait
éjecter après lui.
Le mari d'Agathe distribuait les cartes
à la table où sa femme devait officier. Je me suis demandé pourquoi
Saturnin y avait été convié. C'est peut-être le fameux "On-va-se-faire"
qu'elle n'avait pas digéré.
***
«« chapitre précédent
la suite »»
|
|