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Tapis (suite)
III
ll faut qu'un poker soit ouvert ou fermé

    - Il faut qu'un poker soit ouvert ou fermé.
    Quand Caroline déteint sur moi, ça manque de grâce. Mais il faut me souvenir de chaque détail, sans en omettre aucun, mauvais calembours compris, me repasser la vieille bobine. C'est assez loin, tout ça.
    Je n'ai connu, comme Caroline qui n'a pratiquement jamais joué, que la variante dite fermée. Cinq cartes distribuées, avec possibilité d'en échanger jusqu'à quatre, pour essayer d'obtenir, dans l'ordre, une paire, deux paires (double paire), trois cartes de même valeur (brelan), cinq cartes qui se suivent (quinte ou suite), rien que des piques, des cœurs, etc. (couleur), un brelan et une paire (full), quatre cartes de même valeur (carré), une suite d'une seule couleur (quinte royale). On paye pour recevoir sa main (cela s'appelle la blinde ; j'ai longtemps cru que l'on cuirassait la table, en fait, on mise à l'aveuglette, avant même de connaître son jeu), pour changer des cartes, pour enchérir et surenchérir. Cela donne un petit tas (le pot), que l'un des joueurs finit par rafler. Ce dont chacun dispose, cela s'appelle son tapis. J'avais pratiqué en famille, ou entre intimes, cette variante fermée, où l'on ne jouait que des pièces (centimes et francs ; il était exclu de miser des pièces de dix ou vingt francs ; cinq francs, c'était déjà énorme). Petit jeu, petit bras. L'on a essayé de m'entraîner plus tard dans des parties plus raides, des camarades de fac qui prenaient leur chambrette pour un tripot. Poliment, je les regardais faire quelques instants, avant de partir sur la pointe des pieds, les émotions fortes, très peu pour moi, je ne connais que les plaisirs que l'on peut savourer. Mon existence ne me pèse pas assez pour que j'éprouve le besoin de la mettre symboliquement en jeu.
    Dans ma famille, ce qui me plaisait déjà, plus que la stratégie mise en œuvre, une saine gestion des mains, des mises et des adversaires, c'était le mécanisme, jamais le même, qui se mettait en place à chaque partie. Je ne cherchais pas à gagner, je regardais fonctionner la machine, comme on regarde une girafe au zoo. La tension ambiante, qui faisait partie du moteur improvisé, ne troublait pas vraiment ma concentration. J'arrivais à rester dans la partie assez longtemps pour en profiter, il m'arrivait même de gagner, mais pas systématiquement, autre chose à faire. L'un dans l'autre, je ne voulais à long terme ne me retrouver ni gagnant ni perdant. Je n'ai jamais senti la fièvre des vrais flambeurs. D'ailleurs, il n'était pas question de se réapprovisionner quand on avait perdu son tapis (le tapis initial s'appelle la cave). On ne montre ses cartes aux adversaires que pour rafler le pot.
    À mon avis, mon expérience du jeu fermé ne me donnait guère d'atouts pour le jeu ouvert. La main ne comporte que deux cartes, qui resteront dissimulées aux autres joueurs. On a misé pour jouer, les enchères montent déjà quand il s'agit de retourner trois cartes que tout le monde verra (le flop pour les habitués), et qui complète plus ou moins bien les mains. Deux cartes seront encore retournées l'une après l'autre, ce qui donne lieu à d'autres enchères. Je comprenais que dans ce système, l'on est encore moins à l'abri des déconvenues. Tu reçois deux as, et tu ne vois rien venir au flop, ni dans les dernières cartes retournées. Tu peux avoir deux cartes dépareillées, qui ne le seront plus ensuite, grâce à une suite inattendue. Le principe d'incertitude, exalté à chaque étape, est censé assurer le spectacle et l'émotion.
    Je commence par convertir mes cinq cents euros sacrifiés en jetons. Première impression, je n'ai pas affaire à des professionnels, mais à des amateurs qui se croient éclairés. Une brochette de visages impénétrables et matois. Je juge inutile d'afficher ma propre ingénuité. Agathe doit avoir fait ses preuves. On la considère apparemment comme la reine de la table, avant le premier coup. C'est son mari qui distribue les cartes. Il ne jouera pas. Il se contentera de battre et de distribuer. On dirait un prince consort. Il figure dignement. J'avoue que je ne suis pas habitué à de telles procédures. On m'indique que les cartes qui resteront cachées s'appellent la main, les trois premières cartes retournées, le flop, l'avant-dernière, le turn (rien que des anglicismes), la dernière, le river. Est-il possible de parler de rive ou de rivière ? La rivière est autorisée. Je constate dès les premiers plis que ceux qui s'estiment bien servis ne tiennent pas à voir arriver de nouvelles cartes qui amélioreraient le jeu de l'adversaire. Un commentaire chuchoté par un badaud m'apprend qu'il ne faut pas accorder de cartes gratuites, quand on possède de bons atouts. Bref, plus il y aura de gens qui se couchent après avoir gonflé le pot, mieux ce sera. Comme on n'est pas à un anglicisme près, le fait de laisser au joueur suivant le soin de fixer les nouvelles enchères (on se contentait chez moi de dire parole, ou de taper sur la table), cela se dit un check. C'est comme quand on lit le mode d'emploi d'un nouvel équipement : on enrichit son vocabulaire. La relance, par exemple, est appelée raise. Celui qui passe pour ne pas décourager le client, quand il pourrait relancer, s'adonne au check-raise. En fait, il ne s'agit que d'amener les autres à surestimer ou à sous-estimer votre main. Le seul point commun avec le jeu que j'avais pratiqué. Cela dit, j'étais là pour observer un mécanisme (j'avais payé cinq cents euros pour l'attraction), pas pour manipuler des gens.
    Au début, cela ressemble pour moi à un auto-bilan. Je me contente de la mise initiale, comme on tend l'oreille afin d'écouter le bruit du moteur au ralenti. Au quatrième coup, je touche deux six, tout le monde passe, sauf une fille qui mise, histoire de se faire quelques jetons, j'avance une cinquantaine d'euros, elle se couche. Tout le monde me regarde. Le débutant ramasse ses clopinettes sans montrer ses cartes. La fille me sourit : "Vous deviez avoir une belle main." Il est permis de bavarder entre les coups, ça fait partie des escarmouches ordinaires. Je rigole : "Je vous montre ma main, si vous nous montrez la vôtre." Rire général apparemment complice. Je me sens dans la peau du pigeon qu'on encourage.
    Je suis un garçon de bonne compagnie. Je veux bien faire de la figuration pendant cinq coups. Je suivrai au deuxième, ferai tapis au dernier. Un petit coup d'aléatoire.
    Au deuxième coup, je touche deux cœurs dont un roi. Il est logique que je veuille voir les premières cartes retournées. Ce n'est pas engageant. Ce ne doit pas l'être non plus pour les autres qui se couchent, sauf un qui mise le minimum. Je me contente de payer. Même devant une petite paire, je manque d'arguments. On me regarde avec pitié. Comme si l'on devinait ce que j'ai. Dans mon cas, ou l'on jette ses cartes, ou l'on mise une somme dissuasive. Je touche un roi, et me contente de taper sur la table, l'autre en fait autant, il est temps de montrer notre main. Au regard des autres, je comprends que j'aurais dû essayer de ferrer le poisson. Trois cents euros de plus, ce n'est pas l'Amérique. Avec huit cents euros, ce n'est pas moi qui dispose du plus gros tapis.
    Je laisse passer deux coups, malgré deux grosses cartes qui se suivent à l'un d'eux, et je fais bien, au vu des cartes retournées. Ça bouge à la table. Les mises s'abattent comme des mouettes sur une grève dès avant le flop. Et je ne vous dis pas après. Deux joueurs quittent la table, écœurés. J'apprends incidemment que dans ces parties on a parfaitement le droit de se réapprovisionner en jetons, ce qui me semble une porte ouverte à tous les excès. Moi qui croyais être le premier à dégager... Une vilaine impression : ce n'est plus moi qui observe la machine, c'est la machine qui veut voir ce que j'ai dans le ventre.
    Au cinquième coup, que je considère comme le dernier, je touche deux cartes dépareillées, un neuf de pique et un quatre de cœur. Je lâche une centaine d'euros pour voir la suite. Un quatre, une petite paire donc, l'as et le deux ne me sont d'aucune utilité, sauf que cela me donne également une chance infime d'obtenir une petite quinte. Agathe se tient en embuscade. Les autres renoncent. Allons-y gaiement, je fais tapis. Elle paie. Nous retournons nos cartes. Agathe avec un trois et un cinq a trouvé sa suite. Je suis apparemment rendu. La carte suivante, c'est un quatre. Un brelan sans doute, mais plus faible qu'une quinte. La machine est imprévisible. Elle m'offre encore un quatre. L'affreux petit carré. Aucune joie apparente. J'ai l'air plutôt surpris. Je range mes pions en piles sans même prendre la peine de les compter. Ce n'est pas nécessaire. J'ai doublé mon tapis.
    Je sens qu'il serait discourtois de partir maintenant. Et je suis toujours décidé à me faire essorer. Normalement, je devrais augmenter les mises initiales pour vider peu à peu la table, en rendant les pots plus attrayants. Il n'est pas dans mon caractère de vouloir éliminer des gens pour le plaisir. Agathe me soupçonne de jouer petit pour garder mon petit magot. Réflexe de gagne petit. Elle essaie de me bousculer. Moi, je joue mentalement à pile ou face. De façon tout à fait illogique. Je perds, je gagne, qu'importe. Suivre ou ne pas suivre, telle est la question. Mon tapis reste à peu près le même. Saine gestion. Agathe a une moue méprisante. Faut croire que je n'ai pas compris le principe de ce genre de partie. La tension doit monter jusqu'à ce que les deux derniers survivants se retrouvent face à face pour le dernier bras de fer. Je la conforte dans la mauvaise opinion qu'elle a de moi en laissant passer deux coups pour aller pisser. Je reviens en terminant un sandwich raflé au passage. Regards atterrés. Apparemment, on ne se restaure pas à ce moment de la partie. Tout juste si l'on boit de temps en temps quelques gorgées de son poison préféré, de l'eau javellisée du robinet aux remontants divers. Je me couche plusieurs fois avant le flop, rivé à la table par mon tapis. Agathe mène apparemment le jeu. La comédie des hésitations feintes, des échanges de plaisanteries plus ou moins codées, des regards dubitatifs ou franchement scrutateurs, elle connaît. Elle en sait juste assez pour être une bonne pédagogue. Je m'instruis. Elle avance ses jetons posément qu'elle ait réfléchi ou pas. On ne sent pas qu'elle joue son va-tout. Très sobre. Ce qui compte, c'est de prendre l'ascendant sur les autres. Peu importent à ce niveau les cartes. Elle est là pour nous plumer tous, et, secrètement, les autres joueurs sont convaincus qu'elle y parviendra. Un moteur parfaitement réglé, mais un peu fragile à mon sens. Elle est la pièce maîtresse, et le reste même si elle quitte la table sous les applaudissements. On ne s'intéresse plus au sort des jetons. Une personnalité. Caroline a appris qu'elle n'a jamais été tentée d'en racheter d'autres pour rester dans le jeu. Cela dit, elle n'a jamais participé à des tournois où ses limites apparaîtraient clairement. Le statut d'amateur doué qui pourrait faire mieux lui convient parfaitement. Elle ne peut en somme évoluer que dans des cercles où sa supériorité ne sera jamais contestée. Mon verre n'est pas grand, mais je bois dans mon verre. Ses amis se contentent de dire, quand le sort leur a souri : "On s'est fait Agathe". Le fait même qu'ils marquent la date d'une pierre blanche est significatif.
    Ce n'est pas Agathe qui m'intrigue à ce moment-là, mais la machine. S'agissant d'êtres humains, une réunion d'individus génère des schémas bien plus frustes que chaque spécimen. C'est le contraire qui se passe ici. Six individus se réunissent pour mettre en place une structure bien plus complexe. Il se peut que certains joueurs parviennent à simplifier la donne en imposant une nouvelle forme de logique, à la marge du mécanisme. Les meilleurs professionnels doivent finir par se connaître, chaque tournoi étant censé leur apporter de nouvelles informations. Ce n'est plus alors la partie que l'on joue, mais sa propre image. Agathe avait réussi à imposer son image aux habitués. La Verdurin du poker, m'a dit plus tard Caroline. Elle m'avait déjà parlé des Verdurin. Tout le reste, ce n'est qu'une question de bonnes et de mauvaises passes. Profiter des unes, laisser filer les autres. Une certitude en tout cas : je suis sur son terrain. Et pas nettement convaincu de sa supériorité. Je ne suis pas un compétiteur. Je sens que dans ces conditions, mieux vaut perdre. Le malheur de cette partie, c'est qu'elle m'entraîne, que je le veuille ou pas, vers un face à face que je n'ai jamais souhaité. Je comprends la superstition de certains joueurs, qui considèrent la chance comme un phénomène météorologique. Même avec les satellites, on peut dire qu'il y aura un front froid, mais pas dire s'il pleuvra demain dans mon jardin. En élargissant le champ, il est possible de préciser qu'il y a quatre-vingt-dix chances sur cent qu'il pleuve dans la région. Les prévisions sur trois jours sont plus incertaines. Ces amateurs s'efforcent de détecter les dépressions qui se creusent, et les anticyclones qui annoncent l'embellie. Les séries de donnes, c'est comme les taureaux dans les corridas. Il en est de mansos, pas francs du collier, mais traîtres. Il y en a de bravos qui permettent à un bon technicien de faire admirer sa virtuosité. Ce soir-là, les mains et les flops sont de nature à faire bouger les joueurs. Je trouble les enchaînements parce que l'on ne veut pas admettre que je fais à présent partie du mécanisme. Je ne suis qu'un invité de dernière heure. Chanceux et gourd. Tout à fait à la portée d'une Agathe qui pète la forme.
    Il est bien question de stratégie, de tactique, de calculs raisonnés, de risques nécessaires à cette table ! Je me demande ce qu'elle attend de moi, la machine. Au cours de certains bricolages, la matière semble devancer mes improvisations. En général, ça me fait plaisir. Ici... l'idée qu'on puisse forcer la chance m'a toujours semblé inepte pour la bonne raison que pour moi la chance n'existe pas. Il n'y a que des cas de figure dans un univers qui n'est pas immobile à notre niveau. C'est le rêve déçu des fatalistes de tout bord : lire dans un livre où tout est écrit. Les plus malins ont compris qu'une fois certaines lignes franchies, il n'y a plus qu'à se laisser entraîner en grappillant ce qu'on peut. Un tel jeu se fonde sur l'idée que l'on peut forcer la chance, en tenant compte de ses fantaisies. Comment forcer ce qui n'existe pas ? Il y a bien des courants qui se dessinent, bien moins durables que des fleuves à échelle humaine. Nos enchaînements conviviaux créent des bassins de retenue, un travail de castor. D'où cette crainte des intrus qui en bouleversent l'ordonnance : brigands, vagabonds, étrangers. Même dans le cadre de nos intimes, au cœur des asiles que nous nous sommes constitués, il est des êtres toxiques, brusquement étrangers à leurs proches, vilaines surprises. Il ne reste plus qu'à étiqueter l'indésirable dans la famille, le cercle, le quartier, la nation. Caroline m'a raconté Sophocle. On tolère les gens de mon espèce, qui ont choisi de faire banquette. Certains strapontins sont plus confortables. Mes compétences, il est vrai, m'autorisent à me tenir à l'écart. Indispensable, pas exigeant, à peine concerné. Les possibilités que m'offrent les matériaux et les outils quels qu'ils soient m'offrent assez d'opportunités. Je donne volontiers des coups de mains, et je résous ponctuellement des problèmes pratiques. Je ne demande rien. Quelle que soit la conjoncture, je n'aurais eu aucun mal à trouver un emploi. J'aurais vite de quoi me payer une fourgonnette et du matériel de plomberie si nécessaire. Il n'y aura jamais assez de plombiers. Et par les temps qui courent, les capacités en matière d'informatique... Qu'ai-je à faire de la chance ? L'idée ne m'a jamais effleuré de la tenter. Je ne m'intéresse qu'aux mécanismes qui se mettent en place spontanément quand deux animaux sociaux ou plus sont entraînés dans une de ces transactions que suppose n'importe quel contact. L'individu reste hermétique (les IRM ne permettent que de vérifier les branchements), ses manigances ne le sont pas. Je n'ai jamais eu l'ambition de connaître parfaitement Caroline, ni d'en être parfaitement connu. Nous faisons comme tout le monde. Nous nous fabriquons une personne en nous fondant sur un assortiment d'impressions concrètes : goûts, dégoûts, j'envisage la possibilité, je ne tolère pas, diplomates ou cassants, nous jalonnons notre territoire de bornes à ne pas franchir, plus ou moins nombreuses. Le temps perdu à explorer nos bornes mutuelles. Pourquoi fouiller ?
    Quand on l'entend comme le fait Agathe, le poker se nourrit de la déconfiture de ceux qui n'ont pas été élus. Le triomphe de celui qui l'emporte ne serait pas si grand si les autres n'y laissaient leur chemise, ou quelque chose d'équivalent, un bon bout d'eux-mêmes. À charge de revanche. Agathe s'était constitué de confortables réserves en n'étalant pas sa bonne fortune, pour mieux minimiser ses pertes, assez modestes au demeurant. D'autant meilleure perdante qu'elle ne perd guère. Elle s'est bricolé un bel écosystème. Je suis convaincu qu'elle se ridiculiserait dans un vrai tournoi.
    Je ne sais ce que lui veut le mécanisme de cette partie. Lui donner quelques sueurs froides, que le triomphe n'en soit que plus éclatant ? L'écraser carrément ? Je ne serais qu'un instrument. Veut-il mettre mon indifférence à l'épreuve ? Les structures de l'aléatoire représentent un défi pour qui aime à les relever. Rien à voir avec une martingale. On n'embrasse pas l'aléatoire. On ne saisit que des bouts d'aléatoire. Il n'est pas deux parties identiques. Les grands joueurs sont sans doute ceux qui s'adaptent le plus vite à toutes les données, pour qui les adversaires sont simplement interchangeables. Les mains, les cartes retournées, les jetons disponibles, des millions de possibilités. Très peu pour moi. Je m'en tiens à des objets plus concrets. Hasard sur hasard, je choisis, quelle que soit la main, d'aller jusqu'au bout, de suivre un joueur qui fait tapis, ou non, les coups que je joue me seront indiqués par une poésie que je connais : "Sois sage ô ma douleur... " ( 4, 4, 1, 2, 7 ... ) Ce serait bien le diable si je ne parvenais pas à tout perdre avant la fin du poème. Un souvenir de collégien. Le jeu de la pierre, de la feuille et des ciseaux (divisibilité par deux, par trois, autre nombre premier). Ce n'est plus à ton adversaire que tu as à faire, mais à des enchaînements préétablis. Il doit y avoir quelque chose d'impalpable entre deux joueurs, d'où ma théorie des mécanismes interpersonnels qui ne demandent qu'à se mettre en place. Les autres étaient parfaitement déconcertés.
    Au moins aurai-je mis toutes les chances contre moi. Je m'amuse à casser le tempo. Hésiter quand la cadence est accélérée, presser le mouvement quand je sens qu'on se trouve au creux de la vague. Je ne contrôle pas bien sûr le rythme des autres. Mais je peux multiplier les cahots. Éviter de fixer les autres joueurs, ne pas éviter leur regard. Se comporter en somme comme un convive qui laisse aux amateurs le soin de tenir le crachoir. C'est d'ailleurs ainsi que je me conduis dans la vie courante. Je n'ai de longues conversations qu'avec les objets. Des conversations muettes, s'entend.
    Ce mécanisme ne me passionne plus à force. C'est comme d'explorer le moteur d'un tracteur qui se transformerait inopinément en moteur de 4x4. Je ne contrôle pas suffisamment de données. Je m'efforce en général de préserver un certain équilibre. Certains de mes camarades considéraient cela comme une infirmité. J'ai connu quelques originaux à la faculté. Leurs spéculations ne me paraissaient pas incompréhensibles. Je lis les traités scientifiques (pas les manuels qui ne présentent que des extraits) comme des romans. Et j'explique à Caroline ce qu'elle est à même de comprendre. Elle m'a dit que je ferais un bon vulgarisateur. Comme ce n'est qu'à elle que j'explique, je me contente de son opinion. Il paraît que je ne suis pas pour rien dans la réussite de nos enfants dans le domaine scientifique. Comme Caroline s'occupait des matières littéraires, ceux qui ont voulu sont allés aussi loin qu'ils voulaient.
    Je ne vois pas l'intérêt d'une théorie unitaire de l'univers qui ne ferait qu'ajouter une cosmogonie aux autres, en m'éloignant de l'univers purement matériel. Je ne retiens que les applications pour mon usage. Il est vrai que j'en possède énormément. Certains de mes anciens condisciples continuent de chercher dans leurs labos la confirmation de leurs hypothèses, et un nouvel élan pour en échafauder d'autres. L'objectif clairement avoué étant de publier assez d'articles pour asseoir sa position de chercheur. Un président les conforte dans cette opinion, qui n'hésite pas à juger la qualité de la recherche dans son pays au nombre d'articles publiés en anglais dans des revues dont la seule fonction est de maintenir, artificiellement parfois, le dialogue entre doctes communicateurs. L'avantage de la Toile, c'est que je puis me tenir au courant sans encombrer notre bibliothèque. Je tape le nom d'un de mes anciens camarades. Je vois où il en est. Une idée me semble de temps en temps mériter d'être creusée. Je m'abstiens de lui envoyer un faire-part, car je ne tiens pas à entrer dans cette danse. C'est ainsi qu'ils m'ont perdu de vue. Cela fait partie de mes étirements. Après avoir bouclé deux ou trois lieues sur mon vélo, décrassé mes muscles, pris une douche et mon petit déjeuner, je consacre une petite demi-heure à parcourir les dernières spéculations scientifiques. Puis l'on peut passer à quelque chose de plus sérieux.
    Les mains distribuées donnent lieu à des calculs qui s'apparentent à celui des probabilités, tout à fait à la portée d'un élève de terminale équipé d'une honnête calculette. On n'en est pas aux subtilités de la physique quantique. Je suis avec un certain intérêt les données proposées par le dernier accélérateur de particules. Moi, c'est la mise au point de l'instrument qui a retenu mon attention, plus que l'éventuelle découverte d'un boson inédit. Un poète nous a suggéré que nous vivions dans une forêt de symboles. Pour mes anciens condisciples nous vivons dans un bain de particules plus éloquentes que toutes les forêts de symboles. Et ils ne se croient pas poètes !
    En y consacrant un peu de temps, j'arriverais peut-être à élaborer une martingale à géométrie variable, un instrument comparable à un couteau suisse, avec bien plus de fonctions. Le temps que j'y consacrerais, équivaudrait à celui que me prendrait la construction d'une autre baraque identique à la mienne, avec d'autres équipements en plus ; ou la découverte de nouvelles applications de l'informatique. Et tout cela pour gagner le droit de m'asseoir à une table verte, en compagnie d'une brochette d'autres clowns désireux de se donner l'impression qu'ils jouent leur vie sur une seule main. Un autre poète a compris au moins qu'un coup de dé jamais n'abolit le hasard. Il est des originaux qui ne veulent vivre que des instants fatals. Je crains que ces originaux soient à présent si nombreux qu'ils ne sont plus originaux du tout.
    Je ne connais que des accidents résultant de données fugitives.
    Autant m'en tenir à des matières plus concrètes.
    Je me suis autrefois adonné aux échecs et aux dames. Je me suis arrêté quand je me suis rendu compte que cela m'aurait pris trop de temps de poursuivre. Je me contente de rester au niveau auquel je suis parvenu. On n'a pas le droit de toucher une pièce, sauf pour jouer.
    Les coups se succèdent sans que je me sente autrement impliqué, même quand le tirage au sort baudelairien me désigne les mains à jouer. Comme il faut compter cinq minutes ou plus pour chacun, ce poème-là devrait suffire. Je dispose sinon de quelques bouts de tirades. J'avais un professeur à l'ancienne qui tenait que les stances du Cid, les imprécations de Camille et le récit d'Andromaque font partie du bagage d'un honnête homme. Cet irresponsable qui ne reculait pas devant les tirades en prose nous avait infligé quelques considérations de Don Juan sur les agréments du change, et le monologue de Figaro normalement réservé aux plus méritantes carcasses du Français. Il profitait outrageusement de l'ascendant qu'il avait su prendre sur ses classes. Je ne crois pas avoir ce soir-là à fouiller dans mes souvenirs. D'autant moins que la table se vide autour de moi. J'ai partagé un coup avec un autre joueur, perdu des clopinettes vu qu'à ce moment-là, c'étaient les plus mal approvisionnés qui avaient du jeu. Je me trouve enfin seul face à Agathe. Nous avons un tapis à peu près identique.
    Elle a compris que cela ne sert à rien de me scruter. Je m'en tiens au service minimum. Ce n'est qu'un jeu après tout. On ne va pas laisser s'altérer notre humeur. Il est deux heures du matin, et je commence à trouver le temps long. Je regarde ma main. Un deux et un huit de trèfle. Pas de quoi fouetter un chat. J'entame gaillardement ce coup-là en jouant le quart de mes réserves. Je suis instantanément suivi. Si elle n'essaie pas de m'emplafonner, Agathe doit avoir au moins une paire, deux cartes qui se suivent, ou de la même couleur, comme moi. Le flop nous propose une dame de trèfle sans doute, mais un neuf de cœur et un dix de pique. Je mise encore une somme équivalente, comme un qui veut voir la carte suivante. Agathe fait le geste de balayer tout ce qu'elle a devant elle. Et je paie (même ainsi, je m'aperçois qu'il me reste cinq cents euros, ma mise initiale). Nous retournons nos cartes. Elle a deux neuf. Le flop lui offre un brelan. Je suis apparemment au bout de mes peines. Que sorte un dix, une dame, ou un neuf, elle se trouve avec un full, ou un carré. Je n'ai que trois trèfles parfaitement dépareillés. Les autres parties étant terminées, les curieux s'agglutinent autour de la table. Un deux de trèfle sort. Je sens comme une tension. Ma petite paire ne vaut rien, mais j'ai une petite chance d'en voir arriver un autre. Agathe tire un peu la gueule. Et il y a de quoi. L'as de trèfle qui suit, et me donne la couleur, me permet de tout rafler. Huit mille euros dans les fouilles, vu que les autres s'étaient mieux approvisionnés, on ne peut pas dire que j'aie perdu ma soirée. Je me lève, prêt à serrer la main d'Agathe en la remerciant pour toutes ces émotions.
    - La partie n'est pas terminée.
    La tête des autres ! C'est une première. Normalement, elle aurait dû quitter la table en faisant bonne figure. Elle précise.
    - Il n'est pas interdit de s'acheter une nouvelle cave.
    Je regarde ma montre :
    - C'est que je ne me sens pas vraiment d'attaque.
    - Dites plutôt que vous ne voulez pas risquer de voir la chance tourner.
    Bien que ce soit dit en souriant, sur un ton badin, cela ressemble à un défi.
    Je me montre conciliant :
    - Au diable l'avarice ! Je n'ai pas le cœur de vous empêcher de vous refaire.
    La concession paraît la froisser. Mais le public semble affriolé.
    On se croirait à Las Vegas. Les blindes vont être importantes, et les enchères, je ne vous dis pas. C'est visiblement à voir la mine des habitués la première fois qu'Agathe engage plus que sa mise initiale. Le mari, d'abord surpris, a fait un signe de la tête presque imperceptible. Il est prêt à la soutenir dans l'aventure. On ne peut pas me laisser partir comme ça. Je ne juge pas cela très professionnel. Haute fonction publique ou pas, j'ai affaire à des ploucs. Les pires. Ceux qui s'ignorent.
    Je crains de ne pouvoir me débarrasser de tous mes jetons. Et si elle compte à chaque fois repartir avec un tapis aussi important que le mien, on n'est pas sortis de l'auberge. Elle ne peut comprendre. Nous avons tout ce qu'il nous faut, et aucune aspiration particulière. Une grosse arrivée d'argent ne nous apporterait rien, vu que nous avons déjà notre train. Je ne me suis assis sur ce fauteuil que pour perdre courtoisement cinq cents euros, mon écot, en quelque sorte.
    L'idée m'effleure tout à coup qu'il est aussi vain de vouloir perdre à tout prix, que de vouloir gagner. Quelque chose s'est mis en route dans cette machine, qui échappe à tout contrôle. Je suis étranger à toute angoisse métaphysique. J'apprécie le gag. Le coup du moteur qui s'emballe et précipite une voiture dans une vitrine. Le conducteur aurait pu simplement couper le contact. Quelque chose me cloue à la table, un phénomène collectif, la curiosité maligne de chacun, la fascination devant une catastrophe naturelle. Nous avons quand même un train à prendre à midi, je compte bien piquer une tête avant, l'on ne vient pas au bord de la mer pour s'enfermer avec des joueurs compulsifs qui ont tout loisir de s'adonner à leur vice ailleurs. S'il est un principe auquel je me suis attaché, c'est que rien ne doit me détourner des horaires que je me suis fixés. Ce serait hâter le processus de dégradation déjà mis en route par l'horloge biologique. Je ne connais que trop bien les exemples les plus spectaculaires : l'angoisse du sans-abri plongé dans le no-man's-land cotonneux où la succession des jours et des nuits ne signifie plus rien, et dont on ne sort que les pieds devant ; la torture de l'accro qui ne connaît que les plages trop longues entre deux trips, et ne vit plus que pour les instants fugitifs où l'on ne s'inquiète pas de la prochaine dose ; le chemin de croix des alcooliques avant de parvenir au point où ils tiennent le bon rythme. Notre époque, plus que d'autres, vomit la routine, et s'étonne de tous les excès prévisibles. L'insatisfaction administrée à doses homéopathiques crée une étrange accoutumance, à laquelle nous échappons, Caroline et moi.
    Les freins ne marchent plus, on ne peut compter que sur le frein moteur. Fixer une limite impérative, en ayant l'air de lâcher une concession.
    - Je croyais qu'on n'allait pas y passer la nuit, eh bien soit, on y passera la nuit, s'il le faut.
    - Je n'en attendais pas moins.
    - Et je n'en ferai pas plus. Au premier rayon de soleil, nous en resterons là.
    Cela ressemble à un ultimatum. Si l'on n'en tombe pas d'accord, je repars avec mes picaillons. On est plus proche du solstice d'été que de l'équinoxe. Ça nous laisse trois bonnes heures. Et c'est mon dernier mot. Comme la droguée qu'elle est subitement devenue, Agathe ne vit que dans l'instant. Elle acquiesce :
    - Au premier rayon de soleil, on en restera là.
    Heureusement que l'anticyclone des Açores fait bien son boulot.
    Je m'amuse à jouer petit bras, pour l'agacer. Sans jeter mes cartes. Je colle, je suis, et j'apprends en saisissant quelques mots dans l'assistance que cela s'appelle limper. Je ne suis pas sectaire.
    Ça va, ça vient. Elle attend visiblement une main correcte, et j'espère qu'elle en trouvera une. En attendant, elle me bluffe deux ou trois fois, je le sens, et je jette mes cartes, ce dont elle retire une joie immense. Elle entame mes réserves, joue ce qui me reste, et perd. De bonnes cartes lui arrivent, elle mise son tas, et perd.
    Elle ne peut en rester là. Elle signe un chèque pour récupérer la quantité requise de jetons, et l'on sait qu'elle est solvable. Le mari qui continue à battre les cartes et à les distribuer n'y voit apparemment aucun inconvénient. Moi je suis fasciné. Cela finira bien par se décoincer ! Je vais enfin pouvoir me retrouver tout nu !
    Macache !
    J'ai beau jeter les bonnes mains, et garder les mauvaises, c'est compter sans les cartes retournées. Dans le jeu fermé à cinq cartes, ce serait plus facile. Les règles sont contre moi. On dirait en effet un gag. Son tas fond à vue d'œil.
    Un rayon de soleil vient frapper une vitrine pleine de porcelaines diverses. Ce qui est dit est dit. Je balance mes cartes, m'étire et me lève, tandis qu'elle ramasse les jetons.
    Je lâche obligeamment quelques remarques de circonstance :
    - Franchement, je ne me reflanquerai jamais dans un tel guêpier. C'est trop éprouvant pour les nerfs. Il est des jeux moins hasardeux.
    Plus d'une mâchoire pendouille.
    - Il n'est de bonne compagnie qui ne se quitte.
    Caroline fait la bise à une Agathe encore catatonique, je m'incline.
    Caroline a remarqué que le mari d'Agathe a subrepticement retourné ma main, avant de la reposer. Une fraction de seconde. Deux ou trois fidèles ont dû s'en apercevoir également. Un coup qui les rendrait définitivement tricards dans des tournois sérieux. J'avais deux as. Nous avons ensuite appris qu'il y en avait encore un au flop, et ensuite une autre paire en prime, avec les deux dernières cartes. Le full aux as dans toute sa splendeur. Un coup parfaitement jouable. Surtout avec les réserves. C'est ça que l'on ne m'a pas pardonné. L'aumône, le pourboire. Un pied de nez, dans mon esprit, à la chance.
    J'aurais raflé ses derniers deux mille euros, cela restait dans le domaine de l'admissible. Quand j'étais étudiant, un maître nous a parlé du jour où le zéro est passé une vingtaine de fois à je ne sais plus quelle roulette, au grand désespoir des tâcherons qui se font des fins de mois en jouant le déficit des séries longues sur le rouge ou le noir, le pair ou l'impair. Par mon geste je déniais toute signification à la bonne fortune, et refusais d'admettre que je recueillais le fruit de mon industrie, et d'un talent inné pour exploiter les bonnes passes.
    J'avais juste négligé une pièce essentielle dans les assemblages humains. Le vent. Un animal utilisera benoîtement des données objectives, force et ruse, pour arriver à une position hiérarchique ou pour délimiter son territoire. L'instinct sexuel donne lieu à d'honnêtes compétitions. Le langage articulé ajoute des éléments... qui n'existent pas. Il n'est pas anormal qu'un beau discours fasse autant d'effet qu'un coup de poing dans le nez, et même qu'un coup de poing dans le nez devienne une forme de discours. On se rend parfois compte un peu tard qu'une attitude peut correspondre à un tabassage humiliant. On se trimbale donc avec nombre de dossiers en souffrance, qui ne reposent que sur du vent.
    Heureusement qu'à moyen terme des mécanismes se mettent en place qui permettent au connaisseur de neutraliser tout ce qui pourrait le distraire de ses occupations. Je ne sais travailler qu'à moyen terme. Ce qui peut se passer dans un cercle qui m'est parfaitement étranger échappe à mes compétences.
    Ce n'est pas une raison pour ignorer la puissance des obsessions. J'étais sans le vouloir entré dans la vie d'Agathe. Nous avions reçu une lettre, que nous n'avons pas conservée, comme quoi les choses ne pouvaient en rester là. Cette partie n'aurait été qu'un malentendu que l'on pouvait éclaircir. Je ne voyais là aucun malentendu. Je ne renouvelle que les expériences qui m'apportent quelque chose de plaisant.
    Je n'ai pas mis fin à la plupart de mes addictions pour m'en coller une sur le dos. J'ai déjà eu la faiblesse de fumer (la pipe, la plupart du temps éteinte) dans ma jeunesse encore studieuse, pour faire comme tout le monde. Il m'est arrivé de prendre une cuite pour les mêmes raisons (heureusement que je ne suis pas maladivement sociable). Je ne fume plus (la valse des collègues qui allaient en griller une dehors !), mais je bois un verre à chaque repas (du bon). Il ne manquerait plus que je remette les pieds dans un tripot, qu'il soit chic ou pas !
    Fallait-il qu'elle ait un ascendant sur un nombre de personnes suffisant pour essayer de m'entraîner dans une nouvelle partie ! Ce qui m'effare, ce n'est pas elle (certains comportements ne sont absurdes, idiots et parfaitement incompréhensibles que pour celui qui tente de les observer sans posséder les diplômes requis), mais les autres qui lui ont donné un coup de main. C'est tellement énorme que j'envisage une quantité d'actions apparemment innocentes accomplies par des particuliers ne disposant pas de toutes les données. Il serait vain de me poser des questions. Faut faire avec.
    Les cartes sont distribuées. Je regarde ma main. Les flics au cul, et le faisceau de présomptions qui devrait me conduire au moins en préventive. Normalement, je me couche, et il ne me reste plus qu'à me morfondre dans ma cellule, avec mon déguisement de monstre.
    Il se trouve que j'ai les moyens de relancer. On a sous-estimé mon tapis. J'ai entendu parler dans mon enfance d'un joueur légendaire qui n'a gagné son coup que parce qu'il savait que ses adversaires avaient manipulé les cartes. Pourvu d'un carré d'as, il ne pouvait être battu que par une suite royale. Déduction : les deux premières cartes complétaient la suite royale de l'autre. Il a jeté deux cartes, et gagné son coup avec un brelan d'as.
    J'ai affaire à des tricheurs dont il faut supposer qu'ils disposent d'énormes moyens. Je n'en ai aucun pour identifier les complices d'Agathe, sûrement haut placés.
    Il est bien entendu que je ne comprendrai jamais ce qui m'arrive. L'on n'est pas assez bête pour triompher.
    Les mécanismes inter-relationnels se fondent sur des édifices montés de toutes pièces, sans aucun rapport avec une réalité que nous ne dominons pas. Un dossier a été ouvert à mon insu, qui me concerne. La Grande Agathe a dû croire qu'elle a été la cible d'une mystification montée par un farceur qui aurait déjà plumé d'autres joueurs d'un bon niveau, un de ces fripons qui arrondissent de la sorte leur fin de mois, mais ne veulent pas s'enliser dans un milieu où l'on est tenu de relever tous les défis. Si au moins elle avait pris la peine de vérifier... Elle devait avoir les moyens de solliciter l'appui des RG. Elle n'a eu aucun mal à suivre nos déplacements ces dernières années.
    Je ne puis soumettre aux enquêteurs le résultat de mes réflexions, parfaitement inutilisable au demeurant. Une des huiles richement pensionnées de notre glorieuse Cinquième s'est sentie humiliée par un faux péquenaud d'informaticien juste bon à bricoler ces machins qui vous recommandent d'attacher votre ceinture (le commun s'imagine mal l'importance de l'informatique dans les voitures de série). Cette ancienne éminence grise n'aurait pas enduré de perdre à une table de poker une somme qui ne l'obligeait même pas à se mettre sur la paille. Une enquête sommaire établirait vite que ce n'est pas la première fois qu'elle perdait sans que le chemin des vainqueurs soit jonché de cadavres compromettants. La blessure avait donc été assez profonde pour que l'on n'hésitât pas à sacrifier quelques marginales tout à fait inutiles à la bonne marche de la société dans le seul but de me faire enfermer. Ayant eu le mauvais goût de ne pas offrir de revanche, j'aurais été invité à participer bien malgré moi à un jeu dont je ne connaissais pas les règles. Qu'une dame qui contrôle tant de réseaux directement ou indirectement puisse mettre au point une telle machine, c'est envisageable. Ce ne serait qu'un coup tordu parmi tous ceux que la raison d'État justifie. L'Afrique a permis entre autres aux amateurs de se faire la main. Elle aurait pu me faire expédier, ou s'en prendre à Caroline pour me contraindre à m'aventurer sur son propre terrain. Je m'en sors à bon compte. Il suffisait que Caroline ne pût plus me voir qu'au parloir. Une revanche dont les effets doivent se prolonger.
    Les suspects sont naturellement maladroits quand ils ne savent pas ce qui leur arrive. Elle ne pouvait prévoir une aussi fâcheuse coïncidence : des fonctionnaires aussi fins que scrupuleux, un suspect qui ne s'affole pas.
    Il ne reste plus qu'à envoyer un petit message au commissariat.
   
    C'est le lieutenant qui en prend le premier connaissance :
    - J'ai beau fouiller, je ne discerne aucun motif plausible. S'il en existe un, l'on ne manquera pas de recommencer à la première occasion, et en des lieux où la police ne prendra pas autant de gants. La parade la plus simple consiste encore à rester à Castelvin où je vois mal comment l'on pourrait m'y reprendre, et l'affaire sera naturellement classée. Mais si vous tenez à mettre la main sur le ou les coupables, il n'est que d'offrir une bonne occasion. Me voici donc partagé entre le souci de ma tranquillité, et le sentiment qu'une série de crimes ne peut rester impunie. Cela dit, une série qui s'arrête représente moins de danger pour la société qu'un voyou entreprenant.
    Le message laisse la commissaire perplexe.
    - Il y a une omission.
    - En effet. M. Saturnin a dû songer à quelqu'un dont les mobiles ne lui semblent pas plausibles aux yeux de la loi. Il botte en touche. Il nous invite à dresser un piège, en ayant recours sans doute à ses compétences, pour confondre les meurtriers. Il n'a pas un seul élément à nous offrir qui nous autoriserait à mener une enquête. Il faut un flagrant délit. Il sait bien que nous ne pouvons pas laisser les choses en l'état. D'une certaine façon, il prend les cartes en mains, et ses cartes, c'est nous.
    Tout en parlant, il a machinalement pissé un quatrain sur le dos d'une enveloppe :
   
       Je n'pensais pas à quoi je pense
       Y' a des chos' à quoi j'pens' pas
       Ça ne fait rien si l'on s'avance
       Jusqu'au grand trou quand l'on s'en va.
   
    À coller dans une chanson de l'artiste.


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