- Il faut qu'un poker soit ouvert ou fermé.
Quand Caroline déteint sur moi, ça manque de grâce. Mais il faut me souvenir
de chaque détail, sans en omettre aucun, mauvais calembours compris, me
repasser la vieille bobine. C'est assez loin, tout ça.
Je n'ai connu, comme Caroline qui n'a
pratiquement jamais joué, que la variante dite fermée.
Cinq cartes distribuées, avec possibilité d'en échanger jusqu'à quatre,
pour essayer d'obtenir, dans l'ordre, une paire, deux paires (double
paire), trois cartes de même valeur (brelan), cinq cartes qui se
suivent (quinte ou suite), rien que des piques, des cœurs, etc.
(couleur), un brelan et une paire (full), quatre cartes de même valeur
(carré), une suite d'une seule couleur (quinte royale). On paye pour
recevoir sa main (cela s'appelle la blinde ; j'ai
longtemps cru que l'on cuirassait la table, en fait, on mise à
l'aveuglette, avant même de connaître son jeu), pour changer des
cartes, pour enchérir et surenchérir. Cela donne un petit tas (le pot),
que l'un des joueurs finit par rafler. Ce dont chacun dispose, cela
s'appelle son tapis. J'avais pratiqué en famille, ou entre intimes,
cette variante fermée, où l'on ne jouait que des pièces (centimes et
francs ; il était exclu de miser des pièces de dix ou vingt francs ;
cinq francs, c'était déjà énorme). Petit jeu, petit bras. L'on a essayé
de m'entraîner plus tard dans des parties plus raides, des camarades de
fac qui prenaient leur chambrette pour un tripot. Poliment, je les
regardais faire quelques instants, avant de partir sur la pointe des
pieds, les émotions fortes, très peu pour moi, je ne connais que les
plaisirs que l'on peut savourer. Mon existence ne me pèse pas assez
pour que j'éprouve le besoin de la mettre symboliquement en jeu.
Dans ma famille, ce qui me plaisait
déjà, plus que la stratégie mise en œuvre, une saine gestion des mains,
des mises et des adversaires, c'était le mécanisme, jamais le même, qui
se mettait en place à chaque partie. Je ne cherchais pas à gagner, je
regardais fonctionner la machine, comme on regarde une girafe au zoo.
La tension ambiante, qui faisait partie du moteur improvisé, ne
troublait pas vraiment ma concentration. J'arrivais à rester dans la
partie assez longtemps pour en profiter, il m'arrivait même de gagner,
mais pas systématiquement, autre chose à faire. L'un dans l'autre, je
ne voulais à long terme ne me retrouver ni gagnant ni perdant. Je n'ai
jamais senti la fièvre des vrais flambeurs. D'ailleurs, il n'était pas
question de se réapprovisionner quand on avait perdu son tapis (le
tapis initial s'appelle la cave). On ne montre ses
cartes aux adversaires que pour rafler le pot.
À mon avis, mon expérience du jeu fermé
ne me donnait guère d'atouts pour le jeu ouvert. La main ne comporte
que deux cartes, qui resteront dissimulées aux autres joueurs. On a
misé pour jouer, les enchères montent déjà quand il s'agit de retourner
trois cartes que tout le monde verra (le flop pour les habitués), et
qui complète plus ou moins bien les mains. Deux cartes seront encore
retournées l'une après l'autre, ce qui donne lieu à d'autres enchères.
Je comprenais que dans ce système, l'on est encore moins à l'abri des
déconvenues. Tu reçois deux as, et tu ne vois rien venir au flop, ni
dans les dernières cartes retournées. Tu peux avoir deux cartes
dépareillées, qui ne le seront plus ensuite, grâce à une suite
inattendue. Le principe d'incertitude, exalté à chaque étape, est censé
assurer le spectacle et l'émotion.
Je commence par convertir mes cinq cents
euros sacrifiés en jetons. Première impression, je n'ai pas affaire à
des professionnels, mais à des amateurs qui se croient éclairés. Une
brochette de visages impénétrables et matois. Je juge inutile
d'afficher ma propre ingénuité. Agathe doit avoir fait ses preuves. On
la considère apparemment comme la reine de la table, avant le premier
coup. C'est son mari qui distribue les cartes. Il ne jouera pas. Il se
contentera de battre et de distribuer. On dirait un prince consort. Il
figure dignement. J'avoue que je ne suis pas habitué à de telles
procédures. On m'indique que les cartes qui resteront cachées
s'appellent la main, les trois premières cartes
retournées, le flop, l'avant-dernière, le turn
(rien que des anglicismes), la dernière, le river.
Est-il possible de parler de rive ou de rivière
? La rivière est autorisée. Je constate dès les
premiers plis que ceux qui s'estiment bien servis ne tiennent pas à
voir arriver de nouvelles cartes qui amélioreraient le jeu de
l'adversaire. Un commentaire chuchoté par un badaud m'apprend qu'il ne
faut pas accorder de cartes gratuites, quand on possède de bons atouts.
Bref, plus il y aura de gens qui se couchent après avoir gonflé le pot,
mieux ce sera. Comme on n'est pas à un anglicisme près, le fait de
laisser au joueur suivant le soin de fixer les nouvelles enchères (on
se contentait chez moi de dire parole, ou de taper sur la table), cela
se dit un check. C'est comme quand on lit le mode d'emploi d'un nouvel
équipement : on enrichit son vocabulaire. La relance, par exemple, est
appelée raise. Celui qui passe pour ne pas décourager le client, quand
il pourrait relancer, s'adonne au check-raise. En
fait, il ne s'agit que d'amener les autres à surestimer ou à
sous-estimer votre main. Le seul point commun avec le jeu que j'avais
pratiqué. Cela dit, j'étais là pour observer un mécanisme (j'avais payé
cinq cents euros pour l'attraction), pas pour manipuler des gens.
Au début, cela ressemble pour moi à un
auto-bilan. Je me contente de la mise initiale, comme on tend l'oreille
afin d'écouter le bruit du moteur au ralenti. Au quatrième coup, je
touche deux six, tout le monde passe, sauf une fille qui mise, histoire
de se faire quelques jetons, j'avance une cinquantaine d'euros, elle se
couche. Tout le monde me regarde. Le débutant ramasse ses clopinettes
sans montrer ses cartes. La fille me sourit : "Vous deviez avoir une
belle main." Il est permis de bavarder entre les coups, ça fait partie
des escarmouches ordinaires. Je rigole : "Je vous montre ma main, si
vous nous montrez la vôtre." Rire général apparemment complice. Je me
sens dans la peau du pigeon qu'on encourage.
Je suis un garçon de bonne compagnie. Je
veux bien faire de la figuration pendant cinq coups. Je suivrai au
deuxième, ferai tapis au dernier. Un petit coup d'aléatoire.
Au deuxième coup, je touche deux cœurs
dont un roi. Il est logique que je veuille voir les premières cartes
retournées. Ce n'est pas engageant. Ce ne doit pas l'être non plus pour
les autres qui se couchent, sauf un qui mise le minimum. Je me contente
de payer. Même devant une petite paire, je manque d'arguments. On me
regarde avec pitié. Comme si l'on devinait ce que j'ai. Dans mon cas,
ou l'on jette ses cartes, ou l'on mise une somme dissuasive. Je touche
un roi, et me contente de taper sur la table, l'autre en fait autant,
il est temps de montrer notre main. Au regard des autres, je comprends
que j'aurais dû essayer de ferrer le poisson. Trois cents euros de
plus, ce n'est pas l'Amérique. Avec huit cents euros, ce n'est pas moi
qui dispose du plus gros tapis.
Je laisse passer deux coups, malgré deux
grosses cartes qui se suivent à l'un d'eux, et je fais bien, au vu des
cartes retournées. Ça bouge à la table. Les mises s'abattent comme des
mouettes sur une grève dès avant le flop. Et je ne vous dis pas après.
Deux joueurs quittent la table, écœurés. J'apprends incidemment que
dans ces parties on a parfaitement le droit de se réapprovisionner en
jetons, ce qui me semble une porte ouverte à tous les excès. Moi qui
croyais être le premier à dégager... Une vilaine impression : ce n'est
plus moi qui observe la machine, c'est la machine qui veut voir ce que
j'ai dans le ventre.
Au cinquième coup, que je considère
comme le dernier, je touche deux cartes dépareillées, un neuf de pique
et un quatre de cœur. Je lâche une centaine d'euros pour voir la suite.
Un quatre, une petite paire donc, l'as et le deux ne me sont d'aucune
utilité, sauf que cela me donne également une chance infime d'obtenir
une petite quinte. Agathe se tient en embuscade. Les autres renoncent.
Allons-y gaiement, je fais tapis. Elle paie. Nous retournons nos
cartes. Agathe avec un trois et un cinq a trouvé sa suite. Je suis
apparemment rendu. La carte suivante, c'est un quatre. Un brelan sans
doute, mais plus faible qu'une quinte. La machine est imprévisible.
Elle m'offre encore un quatre. L'affreux petit carré. Aucune joie
apparente. J'ai l'air plutôt surpris. Je range mes pions en piles sans
même prendre la peine de les compter. Ce n'est pas nécessaire. J'ai
doublé mon tapis.
Je sens qu'il serait discourtois de
partir maintenant. Et je suis toujours décidé à me faire essorer.
Normalement, je devrais augmenter les mises initiales pour vider peu à
peu la table, en rendant les pots plus attrayants. Il n'est pas dans
mon caractère de vouloir éliminer des gens pour le plaisir. Agathe me
soupçonne de jouer petit pour garder mon petit magot. Réflexe de gagne
petit. Elle essaie de me bousculer. Moi, je joue mentalement à pile ou
face. De façon tout à fait illogique. Je perds, je gagne, qu'importe.
Suivre ou ne pas suivre, telle est la question. Mon tapis reste à peu
près le même. Saine gestion. Agathe a une moue méprisante. Faut croire
que je n'ai pas compris le principe de ce genre de partie. La tension
doit monter jusqu'à ce que les deux derniers survivants se retrouvent
face à face pour le dernier bras de fer. Je la conforte dans la
mauvaise opinion qu'elle a de moi en laissant passer deux coups pour
aller pisser. Je reviens en terminant un sandwich raflé au passage.
Regards atterrés. Apparemment, on ne se restaure pas à ce moment de la
partie. Tout juste si l'on boit de temps en temps quelques gorgées de
son poison préféré, de l'eau javellisée du robinet aux remontants
divers. Je me couche plusieurs fois avant le flop, rivé à la table par
mon tapis. Agathe mène apparemment le jeu. La comédie des hésitations
feintes, des échanges de plaisanteries plus ou moins codées, des
regards dubitatifs ou franchement scrutateurs, elle connaît. Elle en
sait juste assez pour être une bonne pédagogue. Je m'instruis. Elle
avance ses jetons posément qu'elle ait réfléchi ou pas. On ne sent pas
qu'elle joue son va-tout. Très sobre. Ce qui compte, c'est de prendre
l'ascendant sur les autres. Peu importent à ce niveau les cartes. Elle
est là pour nous plumer tous, et, secrètement, les autres joueurs sont
convaincus qu'elle y parviendra. Un moteur parfaitement réglé, mais un
peu fragile à mon sens. Elle est la pièce maîtresse, et le reste même
si elle quitte la table sous les applaudissements. On ne s'intéresse
plus au sort des jetons. Une personnalité. Caroline a appris qu'elle
n'a jamais été tentée d'en racheter d'autres pour rester dans le jeu.
Cela dit, elle n'a jamais participé à des tournois où ses limites
apparaîtraient clairement. Le statut d'amateur doué qui pourrait faire
mieux lui convient parfaitement. Elle ne peut en somme évoluer que dans
des cercles où sa supériorité ne sera jamais contestée. Mon verre n'est
pas grand, mais je bois dans mon verre. Ses amis se contentent de dire,
quand le sort leur a souri : "On s'est fait Agathe". Le fait même
qu'ils marquent la date d'une pierre blanche est significatif.
Ce n'est pas Agathe qui m'intrigue à ce
moment-là, mais la machine. S'agissant d'êtres humains, une réunion
d'individus génère des schémas bien plus frustes que chaque spécimen.
C'est le contraire qui se passe ici. Six individus se réunissent pour
mettre en place une structure bien plus complexe. Il se peut que
certains joueurs parviennent à simplifier la donne en imposant une
nouvelle forme de logique, à la marge du mécanisme. Les meilleurs
professionnels doivent finir par se connaître, chaque tournoi étant
censé leur apporter de nouvelles informations. Ce n'est plus alors la
partie que l'on joue, mais sa propre image. Agathe avait réussi à
imposer son image aux habitués. La Verdurin du poker, m'a dit plus tard
Caroline. Elle m'avait déjà parlé des Verdurin. Tout le reste, ce n'est
qu'une question de bonnes et de mauvaises passes. Profiter des unes,
laisser filer les autres. Une certitude en tout cas : je suis sur son
terrain. Et pas nettement convaincu de sa supériorité. Je ne suis pas
un compétiteur. Je sens que dans ces conditions, mieux vaut perdre. Le
malheur de cette partie, c'est qu'elle m'entraîne, que je le veuille ou
pas, vers un face à face que je n'ai jamais souhaité. Je comprends la
superstition de certains joueurs, qui considèrent la chance comme un
phénomène météorologique. Même avec les satellites, on peut dire qu'il
y aura un front froid, mais pas dire s'il pleuvra demain dans mon
jardin. En élargissant le champ, il est possible de préciser qu'il y a
quatre-vingt-dix chances sur cent qu'il pleuve dans la région. Les
prévisions sur trois jours sont plus incertaines. Ces amateurs
s'efforcent de détecter les dépressions qui se creusent, et les
anticyclones qui annoncent l'embellie. Les séries de donnes, c'est
comme les taureaux dans les corridas. Il en est de mansos,
pas francs du collier, mais traîtres. Il y en a de bravos
qui permettent à un bon technicien de faire admirer sa virtuosité. Ce
soir-là, les mains et les flops sont de nature à faire bouger les
joueurs. Je trouble les enchaînements parce que l'on ne veut pas
admettre que je fais à présent partie du mécanisme. Je ne suis qu'un
invité de dernière heure. Chanceux et gourd. Tout à fait à la portée
d'une Agathe qui pète la forme.
Il est bien question de stratégie, de
tactique, de calculs raisonnés, de risques nécessaires à cette table !
Je me demande ce qu'elle attend de moi, la machine. Au cours de
certains bricolages, la matière semble devancer mes improvisations. En
général, ça me fait plaisir. Ici... l'idée qu'on puisse forcer la
chance m'a toujours semblé inepte pour la bonne raison que pour moi la
chance n'existe pas. Il n'y a que des cas de figure dans un univers qui
n'est pas immobile à notre niveau. C'est le rêve déçu des fatalistes de
tout bord : lire dans un livre où tout est écrit. Les plus malins ont
compris qu'une fois certaines lignes franchies, il n'y a plus qu'à se
laisser entraîner en grappillant ce qu'on peut. Un tel jeu se fonde sur
l'idée que l'on peut forcer la chance, en tenant compte de ses
fantaisies. Comment forcer ce qui n'existe pas ? Il y a bien des
courants qui se dessinent, bien moins durables que des fleuves à
échelle humaine. Nos enchaînements conviviaux créent des bassins de
retenue, un travail de castor. D'où cette crainte des intrus qui en
bouleversent l'ordonnance : brigands, vagabonds, étrangers. Même dans
le cadre de nos intimes, au cœur des asiles que nous nous sommes
constitués, il est des êtres toxiques, brusquement étrangers à leurs
proches, vilaines surprises. Il ne reste plus qu'à étiqueter
l'indésirable dans la famille, le cercle, le quartier, la nation.
Caroline m'a raconté Sophocle. On tolère les gens de mon espèce, qui
ont choisi de faire banquette. Certains strapontins sont plus
confortables. Mes compétences, il est vrai, m'autorisent à me tenir à
l'écart. Indispensable, pas exigeant, à peine concerné. Les
possibilités que m'offrent les matériaux et les outils quels qu'ils
soient m'offrent assez d'opportunités. Je donne volontiers des coups de
mains, et je résous ponctuellement des problèmes pratiques. Je ne
demande rien. Quelle que soit la conjoncture, je n'aurais eu aucun mal
à trouver un emploi. J'aurais vite de quoi me payer une fourgonnette et
du matériel de plomberie si nécessaire. Il n'y aura jamais assez de
plombiers. Et par les temps qui courent, les capacités en matière
d'informatique... Qu'ai-je à faire de la chance ? L'idée ne m'a jamais
effleuré de la tenter. Je ne m'intéresse qu'aux mécanismes qui se
mettent en place spontanément quand deux animaux sociaux ou plus sont
entraînés dans une de ces transactions que suppose n'importe quel
contact. L'individu reste hermétique (les IRM ne permettent que de
vérifier les branchements), ses manigances ne le sont pas. Je n'ai
jamais eu l'ambition de connaître parfaitement Caroline, ni d'en être
parfaitement connu. Nous faisons comme tout le monde. Nous nous
fabriquons une personne en nous fondant sur un assortiment
d'impressions concrètes : goûts, dégoûts, j'envisage la possibilité, je
ne tolère pas, diplomates ou cassants, nous jalonnons notre territoire
de bornes à ne pas franchir, plus ou moins nombreuses. Le temps perdu à
explorer nos bornes mutuelles. Pourquoi fouiller ?
Quand on l'entend comme le fait Agathe,
le poker se nourrit de la déconfiture de ceux qui n'ont pas été élus.
Le triomphe de celui qui l'emporte ne serait pas si grand si les autres
n'y laissaient leur chemise, ou quelque chose d'équivalent, un bon bout
d'eux-mêmes. À charge de revanche. Agathe s'était constitué de
confortables réserves en n'étalant pas sa bonne fortune, pour mieux
minimiser ses pertes, assez modestes au demeurant. D'autant meilleure
perdante qu'elle ne perd guère. Elle s'est bricolé un bel écosystème.
Je suis convaincu qu'elle se ridiculiserait dans un vrai tournoi.
Je ne sais ce que lui veut le mécanisme
de cette partie. Lui donner quelques sueurs froides, que le triomphe
n'en soit que plus éclatant ? L'écraser carrément ? Je ne serais qu'un
instrument. Veut-il mettre mon indifférence à l'épreuve ? Les
structures de l'aléatoire représentent un défi pour qui aime à les
relever. Rien à voir avec une martingale. On n'embrasse pas
l'aléatoire. On ne saisit que des bouts d'aléatoire. Il n'est pas deux
parties identiques. Les grands joueurs sont sans doute ceux qui
s'adaptent le plus vite à toutes les données, pour qui les adversaires
sont simplement interchangeables. Les mains, les cartes retournées, les
jetons disponibles, des millions de possibilités. Très peu pour moi. Je
m'en tiens à des objets plus concrets. Hasard sur hasard, je choisis,
quelle que soit la main, d'aller jusqu'au bout, de suivre un joueur qui
fait tapis, ou non, les coups que je joue me seront indiqués par une
poésie que je connais : "Sois sage ô ma douleur... " ( 4, 4, 1, 2, 7
... ) Ce serait bien le diable si je ne parvenais pas à tout perdre
avant la fin du poème. Un souvenir de collégien. Le jeu de la pierre,
de la feuille et des ciseaux (divisibilité par deux, par trois, autre
nombre premier). Ce n'est plus à ton adversaire que tu as à faire, mais
à des enchaînements préétablis. Il doit y avoir quelque chose
d'impalpable entre deux joueurs, d'où ma théorie des mécanismes
interpersonnels qui ne demandent qu'à se mettre en place. Les autres
étaient parfaitement déconcertés.
Au moins aurai-je mis toutes les chances
contre moi. Je m'amuse à casser le tempo. Hésiter quand la cadence est
accélérée, presser le mouvement quand je sens qu'on se trouve au creux
de la vague. Je ne contrôle pas bien sûr le rythme des autres. Mais je
peux multiplier les cahots. Éviter de fixer les autres joueurs, ne pas
éviter leur regard. Se comporter en somme comme un convive qui laisse
aux amateurs le soin de tenir le crachoir. C'est d'ailleurs ainsi que
je me conduis dans la vie courante. Je n'ai de longues conversations
qu'avec les objets. Des conversations muettes, s'entend.
Ce mécanisme ne me passionne plus à
force. C'est comme d'explorer le moteur d'un tracteur qui se
transformerait inopinément en moteur de 4x4. Je ne contrôle pas
suffisamment de données. Je m'efforce en général de préserver un
certain équilibre. Certains de mes camarades considéraient cela comme
une infirmité. J'ai connu quelques originaux à la faculté. Leurs
spéculations ne me paraissaient pas incompréhensibles. Je lis les
traités scientifiques (pas les manuels qui ne présentent que des
extraits) comme des romans. Et j'explique à Caroline ce qu'elle est à
même de comprendre. Elle m'a dit que je ferais un bon vulgarisateur.
Comme ce n'est qu'à elle que j'explique, je me contente de son opinion.
Il paraît que je ne suis pas pour rien dans la réussite de nos enfants
dans le domaine scientifique. Comme Caroline s'occupait des matières
littéraires, ceux qui ont voulu sont allés aussi loin qu'ils voulaient.
Je ne vois pas l'intérêt d'une théorie
unitaire de l'univers qui ne ferait qu'ajouter une cosmogonie aux
autres, en m'éloignant de l'univers purement matériel. Je ne retiens
que les applications pour mon usage. Il est vrai que j'en possède
énormément. Certains de mes anciens condisciples continuent de chercher
dans leurs labos la confirmation de leurs hypothèses, et un nouvel élan
pour en échafauder d'autres. L'objectif clairement avoué étant de
publier assez d'articles pour asseoir sa position de chercheur. Un
président les conforte dans cette opinion, qui n'hésite pas à juger la
qualité de la recherche dans son pays au nombre d'articles publiés en
anglais dans des revues dont la seule fonction est de maintenir,
artificiellement parfois, le dialogue entre doctes communicateurs.
L'avantage de la Toile, c'est que je puis me tenir au courant sans
encombrer notre bibliothèque. Je tape le nom d'un de mes anciens
camarades. Je vois où il en est. Une idée me semble de temps en temps
mériter d'être creusée. Je m'abstiens de lui envoyer un faire-part, car
je ne tiens pas à entrer dans cette danse. C'est ainsi qu'ils m'ont
perdu de vue. Cela fait partie de mes étirements. Après avoir bouclé
deux ou trois lieues sur mon vélo, décrassé mes muscles, pris une
douche et mon petit déjeuner, je consacre une petite demi-heure à
parcourir les dernières spéculations scientifiques. Puis l'on peut
passer à quelque chose de plus sérieux.
Les mains distribuées donnent lieu à des
calculs qui s'apparentent à celui des probabilités, tout à fait à la
portée d'un élève de terminale équipé d'une honnête calculette. On n'en
est pas aux subtilités de la physique quantique. Je suis avec un
certain intérêt les données proposées par le dernier accélérateur de
particules. Moi, c'est la mise au point de l'instrument qui a retenu
mon attention, plus que l'éventuelle découverte d'un boson inédit. Un
poète nous a suggéré que nous vivions dans une forêt de symboles. Pour
mes anciens condisciples nous vivons dans un bain de particules plus
éloquentes que toutes les forêts de symboles. Et ils ne se croient pas
poètes !
En y consacrant un peu de temps,
j'arriverais peut-être à élaborer une martingale à géométrie variable,
un instrument comparable à un couteau suisse, avec bien plus de
fonctions. Le temps que j'y consacrerais, équivaudrait à celui que me
prendrait la construction d'une autre baraque identique à la mienne,
avec d'autres équipements en plus ; ou la découverte de nouvelles
applications de l'informatique. Et tout cela pour gagner le droit de
m'asseoir à une table verte, en compagnie d'une brochette d'autres
clowns désireux de se donner l'impression qu'ils jouent leur vie sur
une seule main. Un autre poète a compris au moins qu'un coup de dé
jamais n'abolit le hasard. Il est des originaux qui ne veulent vivre
que des instants fatals. Je crains que ces originaux soient à présent
si nombreux qu'ils ne sont plus originaux du tout.
Je ne connais que des accidents
résultant de données fugitives.
Autant m'en tenir à des matières plus
concrètes.
Je me suis autrefois adonné aux échecs
et aux dames. Je me suis arrêté quand je me suis rendu compte que cela
m'aurait pris trop de temps de poursuivre. Je me contente de rester au
niveau auquel je suis parvenu. On n'a pas le droit de toucher une
pièce, sauf pour jouer.
Les coups se succèdent sans que je me
sente autrement impliqué, même quand le tirage au sort baudelairien me
désigne les mains à jouer. Comme il faut compter cinq minutes ou plus
pour chacun, ce poème-là devrait suffire. Je dispose sinon de quelques
bouts de tirades. J'avais un professeur à l'ancienne qui tenait que les
stances du Cid, les imprécations de Camille et le récit d'Andromaque
font partie du bagage d'un honnête homme. Cet irresponsable qui ne
reculait pas devant les tirades en prose nous avait infligé quelques
considérations de Don Juan sur les agréments du change, et le monologue
de Figaro normalement réservé aux plus méritantes carcasses du
Français. Il profitait outrageusement de l'ascendant qu'il avait su
prendre sur ses classes. Je ne crois pas avoir ce soir-là à fouiller
dans mes souvenirs. D'autant moins que la table se vide autour de moi.
J'ai partagé un coup avec un autre joueur, perdu des clopinettes vu
qu'à ce moment-là, c'étaient les plus mal approvisionnés qui avaient du
jeu. Je me trouve enfin seul face à Agathe. Nous avons un tapis à peu
près identique.
Elle a compris que cela ne sert à rien
de me scruter. Je m'en tiens au service minimum. Ce n'est qu'un jeu
après tout. On ne va pas laisser s'altérer notre humeur. Il est deux
heures du matin, et je commence à trouver le temps long. Je regarde ma
main. Un deux et un huit de trèfle. Pas de quoi fouetter un chat.
J'entame gaillardement ce coup-là en jouant le quart de mes réserves.
Je suis instantanément suivi. Si elle n'essaie pas de m'emplafonner,
Agathe doit avoir au moins une paire, deux cartes qui se suivent, ou de
la même couleur, comme moi. Le flop nous propose une dame de trèfle
sans doute, mais un neuf de cœur et un dix de pique. Je mise encore une
somme équivalente, comme un qui veut voir la carte suivante. Agathe
fait le geste de balayer tout ce qu'elle a devant elle. Et je paie
(même ainsi, je m'aperçois qu'il me reste cinq cents euros, ma mise
initiale). Nous retournons nos cartes. Elle a deux neuf. Le flop lui
offre un brelan. Je suis apparemment au bout de mes peines. Que sorte
un dix, une dame, ou un neuf, elle se trouve avec un full, ou un carré.
Je n'ai que trois trèfles parfaitement dépareillés. Les autres parties
étant terminées, les curieux s'agglutinent autour de la table. Un deux
de trèfle sort. Je sens comme une tension. Ma petite paire ne vaut
rien, mais j'ai une petite chance d'en voir arriver un autre. Agathe
tire un peu la gueule. Et il y a de quoi. L'as de trèfle qui suit, et
me donne la couleur, me permet de tout rafler. Huit mille euros dans
les fouilles, vu que les autres s'étaient mieux approvisionnés, on ne
peut pas dire que j'aie perdu ma soirée. Je me lève, prêt à serrer la
main d'Agathe en la remerciant pour toutes ces émotions.
- La partie n'est pas terminée.
La tête des autres ! C'est une première.
Normalement, elle aurait dû quitter la table en faisant bonne figure.
Elle précise.
- Il n'est pas interdit de s'acheter une
nouvelle cave.
Je regarde ma montre :
- C'est que je ne me sens pas vraiment
d'attaque.
- Dites plutôt que vous ne voulez pas
risquer de voir la chance tourner.
Bien que ce soit dit en souriant, sur un
ton badin, cela ressemble à un défi.
Je me montre conciliant :
- Au diable l'avarice ! Je n'ai pas le
cœur de vous empêcher de vous refaire.
La concession paraît la froisser. Mais
le public semble affriolé.
On se croirait à Las Vegas. Les blindes
vont être importantes, et les enchères, je ne vous dis pas. C'est
visiblement à voir la mine des habitués la première fois qu'Agathe
engage plus que sa mise initiale. Le mari, d'abord surpris, a fait un
signe de la tête presque imperceptible. Il est prêt à la soutenir dans
l'aventure. On ne peut pas me laisser partir comme ça. Je ne juge pas
cela très professionnel. Haute fonction publique ou pas, j'ai affaire à
des ploucs. Les pires. Ceux qui s'ignorent.
Je crains de ne pouvoir me débarrasser
de tous mes jetons. Et si elle compte à chaque fois repartir avec un
tapis aussi important que le mien, on n'est pas sortis de l'auberge.
Elle ne peut comprendre. Nous avons tout ce qu'il nous faut, et aucune
aspiration particulière. Une grosse arrivée d'argent ne nous
apporterait rien, vu que nous avons déjà notre train. Je ne me suis
assis sur ce fauteuil que pour perdre courtoisement cinq cents euros,
mon écot, en quelque sorte.
L'idée m'effleure tout à coup qu'il est
aussi vain de vouloir perdre à tout prix, que de vouloir gagner.
Quelque chose s'est mis en route dans cette machine, qui échappe à tout
contrôle. Je suis étranger à toute angoisse métaphysique. J'apprécie le
gag. Le coup du moteur qui s'emballe et précipite une voiture dans une
vitrine. Le conducteur aurait pu simplement couper le contact. Quelque
chose me cloue à la table, un phénomène collectif, la curiosité maligne
de chacun, la fascination devant une catastrophe naturelle. Nous avons
quand même un train à prendre à midi, je compte bien piquer une tête
avant, l'on ne vient pas au bord de la mer pour s'enfermer avec des
joueurs compulsifs qui ont tout loisir de s'adonner à leur vice
ailleurs. S'il est un principe auquel je me suis attaché, c'est que
rien ne doit me détourner des horaires que je me suis fixés. Ce serait
hâter le processus de dégradation déjà mis en route par l'horloge
biologique. Je ne connais que trop bien les exemples les plus
spectaculaires : l'angoisse du sans-abri plongé dans le no-man's-land
cotonneux où la succession des jours et des nuits ne signifie plus
rien, et dont on ne sort que les pieds devant ; la torture de l'accro
qui ne connaît que les plages trop longues entre deux trips, et ne vit
plus que pour les instants fugitifs où l'on ne s'inquiète pas de la
prochaine dose ; le chemin de croix des alcooliques avant de parvenir
au point où ils tiennent le bon rythme. Notre époque, plus que
d'autres, vomit la routine, et s'étonne de tous les excès prévisibles.
L'insatisfaction administrée à doses homéopathiques crée une étrange
accoutumance, à laquelle nous échappons, Caroline et moi.
Les freins ne marchent plus, on ne peut
compter que sur le frein moteur. Fixer une limite impérative, en ayant
l'air de lâcher une concession.
- Je croyais qu'on n'allait pas y passer
la nuit, eh bien soit, on y passera la nuit, s'il le faut.
- Je n'en attendais pas moins.
- Et je n'en ferai pas plus. Au premier
rayon de soleil, nous en resterons là.
Cela ressemble à un ultimatum. Si l'on
n'en tombe pas d'accord, je repars avec mes picaillons. On est plus
proche du solstice d'été que de l'équinoxe. Ça nous laisse trois bonnes
heures. Et c'est mon dernier mot. Comme la droguée qu'elle est
subitement devenue, Agathe ne vit que dans l'instant. Elle acquiesce :
- Au premier rayon de soleil, on en
restera là.
Heureusement que l'anticyclone des
Açores fait bien son boulot.
Je m'amuse à jouer petit bras, pour
l'agacer. Sans jeter mes cartes. Je colle, je suis, et j'apprends en
saisissant quelques mots dans l'assistance que cela s'appelle limper.
Je ne suis pas sectaire.
Ça va, ça vient. Elle attend visiblement
une main correcte, et j'espère qu'elle en trouvera une. En attendant,
elle me bluffe deux ou trois fois, je le sens, et je jette mes cartes,
ce dont elle retire une joie immense. Elle entame mes réserves, joue ce
qui me reste, et perd. De bonnes cartes lui arrivent, elle mise son
tas, et perd.
Elle ne peut en rester là. Elle signe un
chèque pour récupérer la quantité requise de jetons, et l'on sait
qu'elle est solvable. Le mari qui continue à battre les cartes et à les
distribuer n'y voit apparemment aucun inconvénient. Moi je suis
fasciné. Cela finira bien par se décoincer ! Je vais enfin pouvoir me
retrouver tout nu !
Macache !
J'ai beau jeter les bonnes mains, et
garder les mauvaises, c'est compter sans les cartes retournées. Dans le
jeu fermé à cinq cartes, ce serait plus facile. Les règles sont contre
moi. On dirait en effet un gag. Son tas fond à vue d'œil.
Un rayon de soleil vient frapper une
vitrine pleine de porcelaines diverses. Ce qui est dit est dit. Je
balance mes cartes, m'étire et me lève, tandis qu'elle ramasse les
jetons.
Je lâche obligeamment quelques remarques
de circonstance :
- Franchement, je ne me reflanquerai
jamais dans un tel guêpier. C'est trop éprouvant pour les nerfs. Il est
des jeux moins hasardeux.
Plus d'une mâchoire pendouille.
- Il n'est de bonne compagnie qui ne se
quitte.
Caroline fait la bise à une Agathe
encore catatonique, je m'incline.
Caroline a remarqué que le mari d'Agathe
a subrepticement retourné ma main, avant de la reposer. Une fraction de
seconde. Deux ou trois fidèles ont dû s'en apercevoir également. Un
coup qui les rendrait définitivement tricards dans des tournois
sérieux. J'avais deux as. Nous avons ensuite appris qu'il y en avait
encore un au flop, et ensuite une autre paire en prime, avec les deux
dernières cartes. Le full aux as dans toute sa splendeur. Un coup
parfaitement jouable. Surtout avec les réserves. C'est ça que l'on ne
m'a pas pardonné. L'aumône, le pourboire. Un pied de nez, dans mon
esprit, à la chance.
J'aurais raflé ses derniers deux mille
euros, cela restait dans le domaine de l'admissible. Quand j'étais
étudiant, un maître nous a parlé du jour où le zéro est passé une
vingtaine de fois à je ne sais plus quelle roulette, au grand désespoir
des tâcherons qui se font des fins de mois en jouant le déficit des
séries longues sur le rouge ou le noir, le pair ou l'impair. Par mon
geste je déniais toute signification à la bonne fortune, et refusais
d'admettre que je recueillais le fruit de mon industrie, et d'un talent
inné pour exploiter les bonnes passes.
J'avais juste négligé une pièce
essentielle dans les assemblages humains. Le vent. Un animal utilisera
benoîtement des données objectives, force et ruse, pour arriver à une
position hiérarchique ou pour délimiter son territoire. L'instinct
sexuel donne lieu à d'honnêtes compétitions. Le langage articulé ajoute
des éléments... qui n'existent pas. Il n'est pas anormal qu'un beau
discours fasse autant d'effet qu'un coup de poing dans le nez, et même
qu'un coup de poing dans le nez devienne une forme de discours. On se
rend parfois compte un peu tard qu'une attitude peut correspondre à un
tabassage humiliant. On se trimbale donc avec nombre de dossiers en
souffrance, qui ne reposent que sur du vent.
Heureusement qu'à moyen terme des
mécanismes se mettent en place qui permettent au connaisseur de
neutraliser tout ce qui pourrait le distraire de ses occupations. Je ne
sais travailler qu'à moyen terme. Ce qui peut se passer dans un cercle
qui m'est parfaitement étranger échappe à mes compétences.
Ce n'est pas une raison pour ignorer la
puissance des obsessions. J'étais sans le vouloir entré dans la vie
d'Agathe. Nous avions reçu une lettre, que nous n'avons pas conservée,
comme quoi les choses ne pouvaient en rester là. Cette partie n'aurait
été qu'un malentendu que l'on pouvait éclaircir. Je ne voyais là aucun
malentendu. Je ne renouvelle que les expériences qui m'apportent
quelque chose de plaisant.
Je n'ai pas mis fin à la plupart de mes
addictions pour m'en coller une sur le dos. J'ai déjà eu la faiblesse
de fumer (la pipe, la plupart du temps éteinte) dans ma jeunesse encore
studieuse, pour faire comme tout le monde. Il m'est arrivé de prendre
une cuite pour les mêmes raisons (heureusement que je ne suis pas
maladivement sociable). Je ne fume plus (la valse des collègues qui
allaient en griller une dehors !), mais je bois un verre à chaque repas
(du bon). Il ne manquerait plus que je remette les pieds dans un
tripot, qu'il soit chic ou pas !
Fallait-il qu'elle ait un ascendant sur
un nombre de personnes suffisant pour essayer de m'entraîner dans une
nouvelle partie ! Ce qui m'effare, ce n'est pas elle (certains
comportements ne sont absurdes, idiots et parfaitement
incompréhensibles que pour celui qui tente de les observer sans
posséder les diplômes requis), mais les autres qui lui ont donné un
coup de main. C'est tellement énorme que j'envisage une quantité
d'actions apparemment innocentes accomplies par des particuliers ne
disposant pas de toutes les données. Il serait vain de me poser des
questions. Faut faire avec.
Les cartes sont distribuées. Je regarde
ma main. Les flics au cul, et le faisceau de présomptions qui devrait
me conduire au moins en préventive. Normalement, je me couche, et il ne
me reste plus qu'à me morfondre dans ma cellule, avec mon déguisement
de monstre.
Il se trouve que j'ai les moyens de
relancer. On a sous-estimé mon tapis. J'ai entendu parler dans mon
enfance d'un joueur légendaire qui n'a gagné son coup que parce qu'il
savait que ses adversaires avaient manipulé les cartes. Pourvu d'un
carré d'as, il ne pouvait être battu que par une suite royale.
Déduction : les deux premières cartes complétaient la suite royale de
l'autre. Il a jeté deux cartes, et gagné son coup avec un brelan d'as.
J'ai affaire à des tricheurs dont il
faut supposer qu'ils disposent d'énormes moyens. Je n'en ai aucun pour
identifier les complices d'Agathe, sûrement haut placés.
Il est bien entendu que je ne
comprendrai jamais ce qui m'arrive. L'on n'est pas assez bête pour
triompher.
Les mécanismes inter-relationnels se
fondent sur des édifices montés de toutes pièces, sans aucun rapport
avec une réalité que nous ne dominons pas. Un dossier a été ouvert à
mon insu, qui me concerne. La Grande Agathe a dû croire qu'elle a été
la cible d'une mystification montée par un farceur qui aurait déjà
plumé d'autres joueurs d'un bon niveau, un de ces fripons qui
arrondissent de la sorte leur fin de mois, mais ne veulent pas
s'enliser dans un milieu où l'on est tenu de relever tous les défis. Si
au moins elle avait pris la peine de vérifier... Elle devait avoir les
moyens de solliciter l'appui des RG. Elle n'a eu aucun mal à suivre nos
déplacements ces dernières années.
Je ne puis soumettre aux enquêteurs le
résultat de mes réflexions, parfaitement inutilisable au demeurant. Une
des huiles richement pensionnées de notre glorieuse Cinquième s'est
sentie humiliée par un faux péquenaud d'informaticien juste bon à
bricoler ces machins qui vous recommandent d'attacher votre ceinture
(le commun s'imagine mal l'importance de l'informatique dans les
voitures de série). Cette ancienne éminence grise n'aurait pas enduré
de perdre à une table de poker une somme qui ne l'obligeait même pas à
se mettre sur la paille. Une enquête sommaire établirait vite que ce
n'est pas la première fois qu'elle perdait sans que le chemin des
vainqueurs soit jonché de cadavres compromettants. La blessure avait
donc été assez profonde pour que l'on n'hésitât pas à sacrifier
quelques marginales tout à fait inutiles à la bonne marche de la
société dans le seul but de me faire enfermer. Ayant eu le mauvais goût
de ne pas offrir de revanche, j'aurais été invité à participer bien
malgré moi à un jeu dont je ne connaissais pas les règles. Qu'une dame
qui contrôle tant de réseaux directement ou indirectement puisse mettre
au point une telle machine, c'est envisageable. Ce ne serait qu'un coup
tordu parmi tous ceux que la raison d'État justifie. L'Afrique a permis
entre autres aux amateurs de se faire la main. Elle aurait pu me faire
expédier, ou s'en prendre à Caroline pour me contraindre à m'aventurer
sur son propre terrain. Je m'en sors à bon compte. Il suffisait que
Caroline ne pût plus me voir qu'au parloir. Une revanche dont les
effets doivent se prolonger.
Les suspects sont naturellement
maladroits quand ils ne savent pas ce qui leur arrive. Elle ne pouvait
prévoir une aussi fâcheuse coïncidence : des fonctionnaires aussi fins
que scrupuleux, un suspect qui ne s'affole pas.
Il ne reste plus qu'à envoyer un petit
message au commissariat.
C'est le lieutenant qui en prend le
premier connaissance :
- J'ai beau fouiller, je ne discerne
aucun motif plausible. S'il en existe un, l'on ne manquera pas de
recommencer à la première occasion, et en des lieux où la police ne
prendra pas autant de gants. La parade la plus simple consiste encore à
rester à Castelvin où je vois mal comment l'on pourrait m'y reprendre,
et l'affaire sera naturellement classée. Mais si vous tenez à mettre la
main sur le ou les coupables, il n'est que d'offrir une bonne occasion.
Me voici donc partagé entre le souci de ma tranquillité, et le
sentiment qu'une série de crimes ne peut rester impunie. Cela dit, une
série qui s'arrête représente moins de danger pour la société qu'un
voyou entreprenant.
Le message laisse la commissaire
perplexe.
- Il y a une omission.
- En effet. M. Saturnin a dû songer à
quelqu'un dont les mobiles ne lui semblent pas plausibles aux yeux de
la loi. Il botte en touche. Il nous invite à dresser un piège, en ayant
recours sans doute à ses compétences, pour confondre les meurtriers. Il
n'a pas un seul élément à nous offrir qui nous autoriserait à mener une
enquête. Il faut un flagrant délit. Il sait bien que nous ne pouvons
pas laisser les choses en l'état. D'une certaine façon, il prend les
cartes en mains, et ses cartes, c'est nous.
Tout en parlant, il a machinalement
pissé un quatrain sur le dos d'une enveloppe :
Je
n'pensais pas à quoi je pense
Y' a des
chos' à quoi j'pens' pas
Ça ne fait
rien si l'on s'avance
Jusqu'au
grand trou quand l'on s'en va.
À coller dans une chanson de l'artiste.
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