Litterature header des écrits
Les Historiques
Les Romans policiers

Tapis

Le cycle des chartistes
    Fausse Note
    Quatre Dames en Bateau
    La dédicace
    Travaux d'Épingle
    Retour aux Sources
    Le Vaisseau Fantôme


Les Psys
Cerveaux cassés
Il 
Sous la Plage
   Le cycle de Jocelyn :
I     La Tilde
II    La Commode
III  Il n'y aura que l'aube
IV   Le Cas Jocelyn
V    Les Temps confondus
Les Vieux
Le centenaire au youpala
Forte mémoire
Échantillon
La faute aux castors

  Les Nouvelles
   RETOUR SOMMAIRE
Un roman policier en 10 chapitres

Quatre dames en bateau

Chapitre VI

DE SI BEAUX PARQUETS
St Peterbourg

   Il faut montrer patte blanche, comme lorsque l'on pénétrait naguère dans la patrie du socialisme. La preuve c'est que le groupe de La Grande Bleue au grand complet dès huit heures quinze au bar Calypso doit attendre jusqu'à neuf heures pour débarquer, le temps qu'il faut pour établir un visa collectif à l'usage des excursionnistes. Plates plaisanteries sur le côté procédurier des autorités locales, sans doute hérité du temps où les commissaires du peuple tenaient le haut du pavé. Ce n'est rien, fait remarquer Évelyne Grolle, l'accompagnatrice, comparé à ce qui se passe aux States, et même à l'aéroport de Roissy quand l'on n'est pas un Européen de l'espace Schengen. Cela refroidit un peu la verve des plaisants. L'on comprend mieux les recommandations qu'elle faisait au départ de Paris. S'abstenir de toute remarque désobligeante sur les pays qu'on allait visiter.
   Après avoir poireauté assis au bar, voilà qu'il faut faire la queue debout à la douane. Vu le nombre de passagers, le fait qu'il n'y ait que deux guichets ouverts, qu'il faut chaque fois s'assurer que le nom du touriste figure bien sur la liste du visa collectif, que sa tête est bien celle qui correspond au nom, et tamponner le passeport, l'on n'est pas sorti de la douane.
Dans la même queue que ces dames, l'original et sa compagne en sont encore à Tallinn. L'original a surtout retenu de vastes perrons, à la porte de certaines maisons, qui obligent les passants à marcher sur la chaussée pour les contourner, avec des balustrades et des bancs de pierre de chaque côté. En haut des deux piliers qui précèdent les marches, un écusson d'une cinquantaine de centimètres de diamètre. La guide s'est contentée de dire que l'on trouve ces écussons devant les maisons des négociants les plus importants. L'original, perdu dans ses rêves, s'est imaginé qu'on offrait charitablement un siège aux solliciteurs ou aux passants un peu las. Sottises que tout cela, lui rétorque sa compagne. Dans la région, il doit pleuvoir quand il ne neige pas. Ce doit être une manière d'escabeau pour monter à cheval. Une bonne façon de se casser gueule, oui, si le dessus de l'escabeau est verglacé. Et vue la longueur du banc, on peut imaginer que certains sont obligés de prendre leur élan pour sauter sur leur monture. Sophie Bernard y voit un simple signe d'ostentation. L'un dans l'autre, il valait mieux demander à la guide plutôt que d'épiloguer après.
   Le trottoir qui mène aux autobus est coupé en deux par une ligne blanche, comme nos nationales. Ce trottoir fait un angle droit, en son milieu, ce qui allonge la distance. Ce serait plus commode de couper. Le malheur, c'est que la dite ligne blanche sépare les visas collectifs des visas individuels, comme le font remarquer les accompagnateurs. Il ne faut pas contrarier les deux uniformes qui veillent au respect de la loi. Il ne va pas y avoir moyen, se lamente l'original, de trouver un calendrier en cyrillique. Il le lit au moins assez bien pour examiner le tampon des douaniers. Un C. Peterbyrg, le "y" se prononçant "ou" dans cette transcription, et un Roccia tout petit en haut, beaucoup plus modeste que les majestueux CCCP de naguère. Il eût aimé trouver un "c" avant "byrg". C'est que le russe ne doit pas avoir de génitif en "s", lui suggère sa compagne. Passant d'un sujet à l'autre, l'original se rappelle un pharmacien qui avait mis sa tronche, en grand et en bronze, au-dessus de l'immeuble où se trouvait sa boutique. Cette tête se voit à peine, mais quand on sait qu'elle est là, on ne peut s'empêcher de lever la sienne. Ça lui rappelle la mère juive d'un film de Woody Allen dont le visage apparaissait dans le ciel, après sa mort, au-dessus des immeubles, pour prendre les passants à témoin de l'inconduite de son fils. Je veux bien, disait sa compagne, mais à ce compte, que signifie le buste de ce musicien qui semble surgir du mur du Conservatoire de Musique en haut de Tallinn. Comme le Dutilleul du Passe-Muraille ? Ce doit être ça, oui...  Tu ne m'ôteras pas ça de l'idée, il doit y avoir quelque chose là-dessous. Est-ce que tu as entendu le pharmacien engueuler qui que ce soit ? Ses descendants doivent éviter le quartier. Mon pauvre Ninou, c'est en t'écoutant que je me rends compte que les guides nous cachent des tas de choses intéressantes. Il ne faut pas lui en vouloir, elle appelle comme ça ses filles, son lapin, son amant et le chat. Tiens, on dirait que le sieur Languisse s'est glissé dans le groupe des Gerbille. Quel rapport entre le sieur Languisse et les Gerbille ? Le puzzle, ma chérie, il doit vouloir discuter du puzzle avec Josiane Gerbille.
   Emmeline Croin lève un sourcil. Dans le fatras de ce vieux fou, il apparaît parfois quelque chose d'intéressant. On dirait que Josiane Gerbille s'est trouvé un nouvel ange gardien. Comme diraient les gens des médias, ça va faire monter d'un cran la pression.
   Comme il faut gagner le droit de voir de belles choses, les passagers des bus ont celui d'admirer des théories interminables de barres. La guide attitrée pourrait profiter de ce temps pour entamer un raccourci historique. Au lieu de quoi elle explique les pratiques de bon nombre d'agences immobilières, qui s'évanouissent dans la nature après avoir vendu jusqu'à quatre ou cinq fois les mêmes appartements en se faisant payer d'avance. Oui, mais les autorités ? Elles estiment que les clients savent les risques qu'ils courent. À ce compte, pour acheter un appartement qui vous appartienne effectivement, il faut en avoir les moyens et des appuis ? C'est ça, en gros, on se débrouille comme on peut. Mais l'État ? C'est l'avantage du libéralisme, vos économistes eux-mêmes condamnent l'interventionnisme de certains États. Il faut croire que le nôtre veut éviter ce reproche. Vous allez finir par regretter vos apparatchiks. Nous n'avons pas eu le temps de les regretter, ils sont toujours là, mais ils jouissent de beaucoup plus de libertés, tant qu'ils ne suscitent pas l'envie de ceux qui se sont hissés au sommet de l'État. La liste de nos Fouquet ne cesse de s'allonger. L'allusion montre que la dame a des lettres. L'on apprendra que c'est une universitaire à la retraite qui essaie d'améliorer de la sorte une maigre retraite. Il y a aussi des étudiants et des professeurs francophones que l'on met à contribution et qui ne crachent pas sur ce petit supplément. Elle ajoute en souriant que sous un régime totalitaire, elle ne pourrait pas parler comme elle le fait. L'original en profite pour glisser à l'oreille de sa compagne qu'une démocratie se reconnaît au fait que l'on peut lire dans le journal que l'on s'est fait matraquer la veille. Tant qu'on ne fauche pas un champ de maïs transgénique, ou que l'on ne ralentit pas un convoi de déchets nucléaires, on ne risque rien.
   Le groupe 2688, auquel appartiennent les membres de La Grande Bleue, doit visiter Petrodvorets et le Musée de l'Hermitage (journée entière, déjeuner inclus). Le journal de bord avait écrit 'Pedrodvorets', ce qui a beaucoup amusé ces dames qui se sont demandé si Pierre le Grand aimait à se faire appeler Pedro. Le malheur, c'est que Petrodvorets, ce n'est pas la porte à côté. Descendu du car, l'original est ravi, il faut longer toute une rangée d'échoppes en plein air, débordantes de souvenirs et de calendriers, puis déçu : la guide semble pressée.
  On comprend qu'elle le soit.
  Passées les échoppes, on tombe sur une queue pas possible. On se croirait à la porte du musée d'Orsay, ou à une exposition temporaire au Grand Palais. Chaque groupe doit éviter de se faire doubler par les autres, tout en essayant de grappiller une place. On peut se détendre en vitupérant un groupe d'asiatiques apparemment plus rompu à ce genre d'exercice, qui parle trop fort, et manifeste un sans-gêne intolérable. La compagne de l'original est trop occupée à tirer le portrait d'un drôle d'oiseau pour partager l'indignation générale. On doit ensuite commencer par enfiler des sortes de patins qui enveloppent les chaussures, et mettre des protections au bout des cannes avant de pénétrer dans les salles. L'on a distribué durant le voyage des pastilles au photographes désireux  de prendre des intérieurs. Et là, des intérieurs, il y en comme chaque fois que l'on entre quelque part. Cela dit, on comprend les patins. Les salles, certaines immenses, notamment celle du trône, se recommandent surtout par les planchers dont les motifs changent quand on passe de l'une à l'autre. L'on peut au passage admirer de grands tableaux représentant la même bataille. Alberta Fiselou est fascinée par ces planchers. Si elle avait un appareil muni d'une pastille, c'est eux qu'elle photographierait pour les montrer à la Castouille qui a fait les boiseries de sa baraque. Sinon, l'escalier de gala était bien de gala, la salle du trône imposait le respect, les cabinets chinois et des modes répondaient aux qualificatifs correspondants.
   Une fois constaté que tout se trouve à la place consignée dans les guides et les brochures, l'on est censé savourer le coup d'œil sur le parc qui s'étend dessous, jusqu'au golfe de Finlande. Et surtout la grande cascade et la fontaine dite de Samson. Des jets d'eau s'élèvent jusqu'au niveau de la balustrade où Alain Gerbille semble se morfondre. Il a dû hésiter à descendre et à remonter les escaliers, un respectable dénivelé, pour mieux en apprécier la splendeur. Ces dames se disent que son épouse s'est éclipsée avec Armand Languisse pour voir le spectacle sous un autre angle, et surtout, puisqu'elle a un appareil, s'adonner à l'art de la contre-plongée.
   Ces dames vérifient que l'on ne voit rien de ce qui se passe juste en-dessous, à cause du mur d'eau. L'original a d'ailleurs essayé de dissuader sa compagne de se lancer dans l'aventure. Il n'aime pas se retrouver seul. D'autant plus seul qu'on risque de le perdre dans la foule. Ni lui, ni le journaliste n'éprouvent le besoin de se faire photographier contre la balustrade à côté de personnes qui portent des vêtements du dix-huitième siècle pour beurrer leurs épinards. La guide a bien voulu laisser un quart d'heure au groupe pour cette petite trotte. Malgré les escaliers, il y a des amateurs.
   Emmeline Croin confie à ses amies que c'est l'endroit rêvé pour un crime parfait. On feint de perdre l'équilibre, l'on bouscule involontairement sa moitié qui se retrouve quelques mètres plus bas dans un état que l'on peut imaginer. Il suffit de lui demander au préalable de s'appuyer contre la balustrade. Le temps que les gêneurs s'écartent... On peut même tenter un effet domino. C'est l'un d'eux qui bousculera la chère et tendre. Un numéro burlesque qui se termine tragiquement. L'époux inconsolable. Le nombre même de témoins plaidera en sa faveur. Et l'on ne manquera pas de remarquer son désarroi. Ce serait plus facile s'il n'y avait l'inévitable Armand Languisse.
   La jalousie ne saurait constituer un mobile essentiel. Si le journaliste était jaloux, il collerait aux basques de son épouse dût-il se taper toutes les marches de ces escaliers qu'empruntent les fidèles qui désirent vivre à leur façon les étapes de la Passion. Ceux qui mènent au San Miniato ou au Bon Jésus de Braga sont impressionnants.
   La guide presse le mouvement, et tant pis pour les gens qui voudraient s'arrêter aux échoppes.
   C'est qu'il faut encore parcourir quelques dizaines de kilomètres avant d'arriver au palace où l'on est censé avaler le déjeuner inclus, et qu'il y a de la circulation. La guide parle d'une façon pressante à son portable, sans doute pour confirmer qu'on arrive,  même si l'on n'avance pas.
   La salle à manger du palace, on dirait une salle des fêtes, ou un gymnase où l'on aurait dressé des tables. Josiane se trouve entre son mari et Armand Languisse. Elle en est au plat principal. Elle arrivera sans doute avant elles à l'Hermitage. Plats anonymes, sans doute traditionnels, on évite de parler gastronomie. Une vodka peut-être avec un goût d'herbe, que la plupart évitent de siffler cul sec,  après avoir tâté du champagne russe.
   Nouveau parcours en bus, queue à l'Hermitage, il est deux heures ou plus. L'on n'en finit pas d'entrer. Et il y a les escaliers en plus. Les imprudents qui se seront renseignés avant resteront sur leur faim. Pas question de s'attarder au rez-de-chaussée, ni de se faire une idée des antiquités diverses. L'on s'en fout peut-être des objets provenant des tumuli de Pazyryk (Ve  et IVe siècle avant notre ère), mais quand même... Par contre, les salles d'apparat, avec les galeries de portraits, il ne faut surtout pas manquer ça, dût-on faire une impasse sur la plupart des œuvres des salles d'art où sont exposés des tableaux du quinzième au dix-huitième siècle. En revanche, comme on trouve là une quantité impressionnante de Rembrandt, cap sur la salle Rembrandt. On se hisse au deuxième étage, où la guide veut bien accorder vingt minutes à son troupeau pour parcourir toutes les salles d'art français du dix-neuvième au début du vingtième siècle, particulièrement riches il est vrai. Malgré la fatigue, on arrive à s'émerveiller, avant de regagner l'autobus.
   Le couple Tronque regrette au dîner d'avoir raté une vierge adolescente de Zurbarán, les apôtres de Greco, le joueur de luth du Caravage, la salle Léonard de Vinci et la loge Raphaël. L'original a été intrigué par le retour de l'enfant prodigue de Rembrandt. Il se demandait juste comment l'enfant prodigue comptait se faire pardonner. C'est d'un goût... s'était indignée sa compagne. Il s'était en revanche régalé dans les salles où on leur avait laissé le champ libre.
   On console le couple Tronque en lui faisant remarquer qu'il faudrait des semaines entières pour venir à bout de n'importe quel musée. L'idée même d'un musée ou d'une exposition est en soi étonnante. On saisit au passage une œuvre ou une autre comme un passant qui s'arrêterait à une vitrine. À  tout prendre, on devrait exposer beaucoup moins d'œuvres, et ce dans les salles d'attente des généralistes, des dentistes, et surtout des spécialistes dans les hôpitaux qui se font régulièrement attendre. Elles remplaceraient avantageusement, dans les salles où languissent les égrotants, les télévisions qui ne diffusent que des sottises que tout le monde regarde, ou des émissions instructives que personne ne regarde. Les voyages organisés ne sont d'ailleurs que des dépliants touristiques qui présentent des villes et des pays que l'on pourra visiter à loisir si le cœur nous en dit.
   Moins d'attente, le lendemain, les responsables des groupes ayant recommandé à leurs ouailles de présenter aux douaniers la page du passeport dûment tamponnée. Pouchkine et Néva (journée entière et déjeuner inclus). Pouchkine, c'est en fait le palais Catherine à Tsarskoïé Selo. Il y a là, effectivement, un monument à Alexandre Pouchkine, qui aurait vu la Muse lui apparaître à cet endroit. Le Journal de Bord a de ces raccourcis... Sophie Bernard fait remarquer à ses amies que ce n'est pas facile de tuer quelqu'un au cours d'une excursion, avec un guide (une en l'occurrence) qui pousse tout le monde au cul.
   Celle-ci n'est pas à proprement parler germanophile. Le siège de Leningrad a laissé des souvenirs, et l'on traverse, en autobus, la ligne de front. Il reste même une pièce d'artillerie.
   Passé un portail qui mérite d'être mitraillé au passage, on se sent rassuré. La queue n'est pas trop longue. L'on arrive même à patienter grâce à un petit groupe qui trompette gaiement des airs traditionnels en faisant de temps en temps quelques pas à gauche ou à droite. Il s'interrompt pour proposer des cassettes. L'original apprécie la variante. Les musiciens de notre métropolitain devraient proposer des cassettes. Les usagers passent trop vite, lui répond sa compagne. Ils n'accepteraient pas de faire du sur place. Les vendeurs à la sauvette ne proposent pas de calendriers.
   Seuls les photographes dont l'appareil est muni de la fameuse pastille verte ont le droit d'œuvrer. On continue de faire la queue le long d'un fil qui sépare les curieux de ce qui les intéresse, les tables, la vaisselle, les meubles, des bureaux, des lits, des vaisseliers, des armoires, le tout disposé selon  la destination de chaque pièce. Les parquets sont toujours aussi fascinants, mais il y a cette fois beaucoup trop de pieds dessus, et sur de plus petits espaces, pour que l'on puisse vraiment les admirer. La guide indique les meubles d'origine. L'armée allemande les a presque tous détruits en minant le palais qui a dû être reconstruit à l'identique. Le salon d'ambre fait pousser des oh et des ah, et les photographes qui n'ont pas de pastille sont envahis de regrets. Les autres ont fait un sort aux poêles en céramique qui occupent des coins du sol au plafond. On ne voit pas à quoi a pu servir l'échiquier sous cloche du salon framboise, dû, comme celui d'ambre, à l'industrie d'un certain Bartolomeo Francesco Rastrelli dont personne n'a rien à faire. La partie n'est visiblement pas commencée et l'on ne dit pas s'il est d'origine, lui.
   Il faut passer par un couloir où sont exposées des photos des ruines qu'avaient laissées la Wehrmacht, et des ouvriers occupés à restaurer le monument. Binettes des maîtres d'œuvre.
   Promenade ensuite dans le parc avec ses vrais pavillons, ses faux temples, son pont de marbre, ses pièces d'eau, et diverses curiosités. Apparemment, tous les empereurs ont voulu y mettre leur grain de sel.
   L'on déjeune sur place, dans des salles plus modestes. Ce doit être le jour des cassettes. Deux chanteuses russes, accompagnées de deux chanteurs qui jouent en plus d'un instrument, offrent à l'assistance les chants que l'on peut attendre en ces lieux, et proposent des cassettes pendant les pauses. Elles proposent également un instrument d'un usage plus aisé, des plaquettes de bois en accordéon qui font encore plus de bruit que des castagnettes ordinaires. Après quelques moments d'hésitation, l'on arrive à des résultats impressionnants. Des sadiques en achètent pour leurs petits-enfants. Ces dames se sont installées de façon à garder le couple Gerbille sous les yeux. Il se trouve à une dizaine de mètres. Armand Languisse s'est prudemment assis à une autre table. Alain Gerbille a visiblement retrouvé ses qualités d'animal social ; sans trop tenir le crachoir, il invite ses commensaux à s'épancher, pendant que sa femme garde un silence modeste. Il se sent de plus en plus à l'aise, à mesure que le temps passe, et les autres aussi. De temps en temps, il s'adresse à sa légitime, mais c'est pour la prendre à témoin des traits que ses interlocuteurs s'efforcent de lâcher de temps à autre. Elles remarquent, parmi les serveuses affairées, l'une d'entre elles, qui semble accablée de tous les malheurs du monde, et un tant soit peu exaspérée par la patronne qui ne cesse de presser le mouvement en rabrouant son monde. C'est d'autant plus dommage que c'est la plus belle de toutes ; grande, élancée mais point plate, de longues jambes apparemment, un visage allongé, un nez à peine retroussé, des yeux d'un gris... ma foi, profond, et des lèvres qui doivent sourire parfois. C'est Armand Languisse qui le lui extorque, ce sourire, par une remarque en passant, tandis qu'elle le sert. Il a dû la lui faire en russe, à moins que cette enfant soit polyglotte.
   Il n'y a plus après cela qu'à gagner les berges de la Néva. Il faut vraiment les gagner. Plus d'une heure de nouveau, dans les embouteillages. Le groupe des Gerbille se trouve dans le bus que l'on suit comme on peut. Et il y en a d'autres. Les automobilistes doivent maudire cette pesante procession.
   Les bateaux-mouches locaux sont imposants, mais l'eau un peu plus bougeante que dans un port, ce qui rend l'accès périlleux, surtout pour la majorité d'ancêtres qu'il faut promener. Ce n'est pas qu'il y ait de la houle. Disons que ça clapote gentiment. Le personnel est habitué, il case tout le monde à l'intérieur, y compris les gens qui ont besoin d'une canne. Et c'est parti. Le couple Gerbille et Armand Languisse sont dans le même bateau. Impossible d'aider quelqu'un à perdre l'équilibre sur la passerelle, on aurait vite fait de récupérer le dit quelqu'un, et tout le monde sait plus ou moins nager avec cette putain de piscine obligatoire.
   L'on est à peu près au courant de ce qu'il faut photographier. Les façades du Palais d'Hiver (d'où la remarque d'Alain Gerbille qui a fait rire : on a parcouru je ne sais combien de milles marins à dix-huit nœuds pour voir deux palais d'Été et un palais d'Hiver), d'autres façades, les quais, la Forteresse Pierre et Paul, malencontreusement gâtée par une grue qu'on a du mal à faire sortir du champ, le chevalier de bronze, et deux rostres. Josiane Gerbille ajoute quelques voiliers qui mouillent, et un antique cuirassé.

Aurora, le cuirassé

  Son cadet est un passionné de navires à énergie renouvelable ou fossile, et rêve de s'offrir un voilier. La chose étant malaisée, il a entrepris des études médicales, dont il espère qu'elles lui procureront le nerf de la guerre, sinon le temps d'en profiter. D'autres groupes ont pu également visiter les canaux.
   On ne sait pas pourquoi l'humeur d'Alain Gerbille semble s'être altérée. Il doit être ravi de voir sa moitié prendre des bateaux. Elle en a déjà pris à chaque port, où les grues constituent une attraction supplémentaire, ce qui lui a valu cette remarque de son seigneur et maître : Josiane aime prendre des grues dans les quartiers chauds. Les marins passent pour apprécier la compagnie d'autres  grues, qui les encouragent à prendre du bon temps, avant de se laisser aller à des accès de mélancolie. Nautae tristes post coitum. Plus tristes sans doute que le commun des mortels. Ce sont les ports qui veulent ça. L'on mouille sa biscotte détrempée avant de pleurer sur un sein qui comprend. Il n'y a qu'à écouter les chansons de Mac Orlan pour en être convaincu.
   L'on ne peut deviner qu'Alain Gerbille est contrarié de voir écourtées ses séances de frites. Sa femme a trouvé un moyen bien simple. Tandis que l'Homme aime papillonner après avoir dîné, elle regagne sa cabine à peine le dernier morceau avalé. Elle s'en est expliquée. Ce sont les copies : on les corrige mieux entre quatre et six heures du matin. Je ne suis pas une fanatique des soirées devant la télévision, j'ai mon rythme à moi. Elle le garde en vacances. Son mari est d'accord avec elle du moins sur un point, il n'est rien de plus sinistre que l'expression "faire la fête". Il partage en cela l'avis de Baudelaire qui ne se gênait pas pour la faire, et de la plupart des philosophes antiques plus conséquents. Maintenant qu'elle n'a plus de copies à corriger, voilà qu'elle s'est mise à rédiger au petit matin. En comptant le temps qu'il faut pour se débarrasser des miasmes de la nuit et s'habiller, il en reste fort peu pour manifester l'agacement qu'il ressent quand elle prend son petit air.
   En tout cas, comme on appareille à dix-huit heures, et que les organisateurs veulent voir rentrer le troupeau à seize heures trente, il pourra réunir avant le souper ses apprentis journalistes. C'est d'ailleurs prévu. Il ne le fait le matin que les jours où l'on navigue.
   Il préfère attendre, sinon, la deuxième séance des tours de chant, ça lui permet de passer de groupe en groupe en attendant pour se faire une idée, et souffler à sa femme les indications nécessaires.
   Ces dames surprennent Josiane Gerbille et Armand Languisse devant le puzzle. Gisèle Pouacre adore les puzzles, elle s'en fait envoyer régulièrement, qui ont de dix à vingt mille pièces. Ça et le vélo... Quelque chose l'intrigue. Il y a déjà deux petits plages de complètes. Il suffirait... Elle n'aime pas gâcher le plaisir des autres. Mais il faut qu'elle vérifie. Elle prend l'air à la fois émerveillé et surpris. Elle saisit une dizaine de pièces au hasard, les assemble, puis elle les colle entre les deux ensembles déjà obtenus. On dirait une enfant. Elle n'en revient pas. Ses amies qui connaissent son niveau se contentent d'observer les visages de Josiane Gerbille et d'Armand Languisse.
   - Excusez-la, elle ne se rend pas toujours compte, dit Sophie Bernard.
   Gisèle Pouacre semble en effet confuse. On l'entraîne. Les deux autres craignaient visiblement qu'elle se prît au jeu.
   - Soit ils préfèrent aller à leur rythme, dit Emmeline Croin, soit ils nous refont le coup de Pénélope.
   Les autres sourient. Elles étaient arrivées à la même conclusion.
 
*

Retour au Sommaire général

Ces oeuvres sont mises à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 2.0 France.  - JH Robert Ouvroir Hermétique