Un roman policier en 10 chapitres
Quatre dames en bateau
Chapitre VI
DE SI BEAUX PARQUETS
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Il faut montrer patte blanche, comme lorsque l'on
pénétrait naguère dans la patrie du socialisme. La preuve c'est que le
groupe de La Grande Bleue au
grand complet dès huit heures quinze au bar Calypso doit attendre
jusqu'à neuf heures pour débarquer, le temps qu'il faut pour établir un
visa collectif à l'usage des excursionnistes. Plates plaisanteries sur
le côté procédurier des autorités locales, sans doute hérité du temps
où les commissaires du peuple tenaient le haut du pavé. Ce n'est rien,
fait remarquer Évelyne Grolle, l'accompagnatrice, comparé à ce qui se
passe aux States, et même à l'aéroport de Roissy quand l'on n'est pas
un Européen de l'espace Schengen. Cela refroidit un peu la verve des
plaisants. L'on comprend mieux les recommandations qu'elle faisait au
départ de Paris. S'abstenir de toute remarque désobligeante sur les
pays qu'on allait visiter.
Après avoir poireauté assis
au bar, voilà qu'il faut faire la queue debout à la douane. Vu le
nombre de passagers, le fait qu'il n'y ait que deux guichets ouverts,
qu'il faut chaque fois s'assurer que le nom du touriste figure bien sur
la liste du visa collectif, que sa tête est bien celle qui correspond
au nom, et tamponner le passeport, l'on n'est pas sorti de la douane.
Dans
la même queue que ces dames, l'original et sa compagne en sont encore à
Tallinn. L'original a surtout retenu de vastes perrons, à la porte de
certaines maisons, qui obligent les passants à marcher sur la chaussée
pour les contourner, avec des balustrades et des bancs de pierre de
chaque côté. En haut des deux piliers qui précèdent les marches, un
écusson d'une cinquantaine de centimètres de diamètre. La guide s'est
contentée de dire que l'on trouve ces écussons devant les maisons des
négociants les plus importants. L'original, perdu dans ses rêves, s'est
imaginé qu'on offrait charitablement un siège aux solliciteurs ou aux
passants un peu las. Sottises que tout cela, lui rétorque sa compagne.
Dans la région, il doit pleuvoir quand il ne neige pas. Ce doit être
une manière d'escabeau pour monter à cheval. Une bonne façon de se
casser gueule, oui, si le dessus de l'escabeau est verglacé. Et vue la
longueur du banc, on peut imaginer que certains sont obligés de prendre
leur élan pour sauter sur leur monture. Sophie Bernard y voit un simple
signe d'ostentation. L'un dans l'autre, il valait mieux demander à la
guide plutôt que d'épiloguer après.
Le trottoir qui
mène aux autobus est coupé en deux par une ligne blanche, comme nos
nationales. Ce trottoir fait un angle droit, en son milieu, ce qui
allonge la distance. Ce serait plus commode de couper. Le malheur,
c'est que la dite ligne blanche sépare les visas collectifs des visas
individuels, comme le font remarquer les accompagnateurs. Il ne faut
pas contrarier les deux uniformes qui veillent au respect de la loi. Il
ne va pas y avoir moyen, se lamente l'original, de trouver un
calendrier en cyrillique. Il le lit au moins assez bien pour examiner
le tampon des douaniers. Un C.
Peterbyrg, le "y" se prononçant "ou" dans cette transcription,
et un Roccia tout petit en
haut, beaucoup plus modeste que les majestueux CCCP
de naguère. Il eût aimé trouver un "c" avant "byrg". C'est que le russe
ne doit pas avoir de génitif en "s", lui suggère sa compagne. Passant
d'un sujet à l'autre, l'original se rappelle un pharmacien qui avait
mis sa tronche, en grand et en bronze, au-dessus de l'immeuble où se
trouvait sa boutique. Cette tête se voit à peine, mais quand on sait
qu'elle est là, on ne peut s'empêcher de lever la sienne. Ça lui
rappelle la mère juive d'un film de Woody Allen dont le visage
apparaissait dans le ciel, après sa mort, au-dessus des immeubles, pour
prendre les passants à témoin de l'inconduite de son fils. Je veux
bien, disait sa compagne, mais à ce compte, que signifie le buste de ce
musicien qui semble surgir du mur du Conservatoire de Musique en haut
de Tallinn. Comme le Dutilleul du Passe-Muraille
? Ce doit être ça, oui... Tu ne m'ôteras pas ça de l'idée, il
doit y avoir quelque chose là-dessous. Est-ce que tu as entendu le
pharmacien engueuler qui que ce soit ? Ses descendants doivent éviter
le quartier. Mon pauvre Ninou, c'est en t'écoutant que je me rends
compte que les guides nous cachent des tas de choses intéressantes. Il
ne faut pas lui en vouloir, elle appelle comme ça ses filles, son
lapin, son amant et le chat. Tiens, on dirait que le sieur Languisse
s'est glissé dans le groupe des Gerbille. Quel rapport entre le sieur
Languisse et les Gerbille ? Le puzzle, ma chérie, il doit vouloir
discuter du puzzle avec Josiane Gerbille.
Emmeline
Croin lève un sourcil. Dans le fatras de ce vieux fou, il apparaît
parfois quelque chose d'intéressant. On dirait que Josiane Gerbille
s'est trouvé un nouvel ange gardien. Comme diraient les gens des
médias, ça va faire monter d'un cran la pression.
Comme
il faut gagner le droit de voir de belles choses, les passagers des bus
ont celui d'admirer des théories interminables de barres. La guide
attitrée pourrait profiter de ce temps pour entamer un raccourci
historique. Au lieu de quoi elle explique les pratiques de bon nombre
d'agences immobilières, qui s'évanouissent dans la nature après avoir
vendu jusqu'à quatre ou cinq fois les mêmes appartements en se faisant
payer d'avance. Oui, mais les autorités ? Elles estiment que les
clients savent les risques qu'ils courent. À ce compte, pour acheter un
appartement qui vous appartienne effectivement, il faut en avoir les
moyens et des appuis ? C'est ça, en gros, on se débrouille comme on
peut. Mais l'État ? C'est l'avantage du libéralisme, vos économistes
eux-mêmes condamnent l'interventionnisme de certains États. Il faut
croire que le nôtre veut éviter ce reproche. Vous allez finir par
regretter vos apparatchiks. Nous n'avons pas eu le temps de les
regretter, ils sont toujours là, mais ils jouissent de beaucoup plus de
libertés, tant qu'ils ne suscitent pas l'envie de ceux qui se sont
hissés au sommet de l'État. La liste de nos Fouquet ne cesse de
s'allonger. L'allusion montre que la dame a des lettres. L'on apprendra
que c'est une universitaire à la retraite qui essaie d'améliorer de la
sorte une maigre retraite. Il y a aussi des étudiants et des
professeurs francophones que l'on met à contribution et qui ne crachent
pas sur ce petit supplément. Elle ajoute en souriant que sous un régime
totalitaire, elle ne pourrait pas parler comme elle le fait. L'original
en profite pour glisser à l'oreille de sa compagne qu'une démocratie se
reconnaît au fait que l'on peut lire dans le journal que l'on s'est
fait matraquer la veille. Tant qu'on ne fauche pas un champ de maïs
transgénique, ou que l'on ne ralentit pas un convoi de déchets
nucléaires, on ne risque rien.
Le groupe 2688, auquel appartiennent les membres de La Grande Bleue,
doit visiter Petrodvorets et le Musée de l'Hermitage (journée entière,
déjeuner inclus). Le journal de bord avait écrit 'Pedrodvorets', ce qui
a beaucoup amusé ces dames qui se sont demandé si Pierre le Grand
aimait à se faire appeler Pedro. Le malheur, c'est que Petrodvorets, ce
n'est pas la porte à côté. Descendu du car, l'original est ravi, il
faut longer toute une rangée d'échoppes en plein air, débordantes de
souvenirs et de calendriers, puis déçu : la guide semble pressée.
On comprend qu'elle le soit.
Passées les échoppes, on tombe sur une queue pas possible. On se
croirait à la porte du musée d'Orsay, ou à une exposition temporaire au
Grand Palais. Chaque groupe doit éviter de se faire doubler par les
autres, tout en essayant de grappiller une place. On peut se détendre
en vitupérant un groupe d'asiatiques apparemment plus rompu à ce genre
d'exercice, qui parle trop fort, et manifeste un sans-gêne intolérable.
La compagne de l'original est trop occupée à tirer le portrait d'un
drôle d'oiseau pour partager l'indignation générale. On doit ensuite
commencer par enfiler des sortes de patins qui enveloppent les
chaussures, et mettre des protections au bout des cannes avant de
pénétrer dans les salles. L'on a distribué durant le voyage des
pastilles au photographes désireux de prendre des intérieurs. Et
là, des intérieurs, il y en comme chaque fois que l'on entre quelque
part. Cela dit, on comprend les patins. Les salles, certaines immenses,
notamment celle du trône, se recommandent surtout par les planchers
dont les motifs changent quand on passe de l'une à l'autre. L'on peut
au passage admirer de grands tableaux représentant la même bataille.
Alberta Fiselou est fascinée par ces planchers. Si elle avait un
appareil muni d'une pastille, c'est eux qu'elle photographierait pour
les montrer à la Castouille qui a fait les boiseries de sa baraque.
Sinon, l'escalier de gala était bien de gala, la salle du trône
imposait le respect, les cabinets chinois et des modes répondaient aux
qualificatifs correspondants.
Une fois constaté que
tout se trouve à la place consignée dans les guides et les brochures,
l'on est censé savourer le coup d'œil sur le parc qui s'étend dessous,
jusqu'au golfe de Finlande. Et surtout la grande cascade et la fontaine
dite de Samson. Des jets d'eau s'élèvent jusqu'au niveau de la
balustrade où Alain Gerbille semble se morfondre. Il a dû hésiter à
descendre et à remonter les escaliers, un respectable dénivelé, pour
mieux en apprécier la splendeur. Ces dames se disent que son épouse
s'est éclipsée avec Armand Languisse pour voir le spectacle sous un
autre angle, et surtout, puisqu'elle a un appareil, s'adonner à l'art
de la contre-plongée.
Ces dames vérifient que l'on ne
voit rien de ce qui se passe juste en-dessous, à cause du mur d'eau.
L'original a d'ailleurs essayé de dissuader sa compagne de se lancer
dans l'aventure. Il n'aime pas se retrouver seul. D'autant plus seul
qu'on risque de le perdre dans la foule. Ni lui, ni le journaliste
n'éprouvent le besoin de se faire photographier contre la balustrade à
côté de personnes qui portent des vêtements du dix-huitième siècle pour
beurrer leurs épinards. La guide a bien voulu laisser un quart d'heure
au groupe pour cette petite trotte. Malgré les escaliers, il y a des
amateurs.
Emmeline Croin confie à ses amies que c'est
l'endroit rêvé pour un crime parfait. On feint de perdre l'équilibre,
l'on bouscule involontairement sa moitié qui se retrouve quelques
mètres plus bas dans un état que l'on peut imaginer. Il suffit de lui
demander au préalable de s'appuyer contre la balustrade. Le temps que
les gêneurs s'écartent... On peut même tenter un effet domino. C'est
l'un d'eux qui bousculera la chère et tendre. Un numéro burlesque qui
se termine tragiquement. L'époux inconsolable. Le nombre même de
témoins plaidera en sa faveur. Et l'on ne manquera pas de remarquer son
désarroi. Ce serait plus facile s'il n'y avait l'inévitable Armand
Languisse.
La jalousie ne saurait constituer un mobile
essentiel. Si le journaliste était jaloux, il collerait aux basques de
son épouse dût-il se taper toutes les marches de ces escaliers
qu'empruntent les fidèles qui désirent vivre à leur façon les étapes de
la Passion. Ceux qui mènent au San Miniato ou au Bon Jésus de Braga
sont impressionnants.
La guide presse le mouvement, et tant pis pour les gens
qui voudraient s'arrêter aux échoppes.
C'est qu'il faut encore parcourir quelques dizaines de kilomètres avant
d'arriver au palace où l'on est censé avaler le déjeuner inclus, et
qu'il y a de la circulation. La guide parle d'une façon pressante à son
portable, sans doute pour confirmer qu'on arrive, même si l'on
n'avance pas.
La salle à manger du palace, on dirait
une salle des fêtes, ou un gymnase où l'on aurait dressé des tables.
Josiane se trouve entre son mari et Armand Languisse. Elle en est au
plat principal. Elle arrivera sans doute avant elles à l'Hermitage.
Plats anonymes, sans doute traditionnels, on évite de parler
gastronomie. Une vodka peut-être avec un goût d'herbe, que la plupart
évitent de siffler cul sec, après avoir tâté du champagne russe.
Nouveau parcours en bus, queue à l'Hermitage, il est deux heures ou
plus. L'on n'en finit pas d'entrer. Et il y a les escaliers en plus.
Les imprudents qui se seront renseignés avant resteront sur leur faim.
Pas question de s'attarder au rez-de-chaussée, ni de se faire une idée
des antiquités diverses. L'on s'en fout peut-être des objets provenant
des tumuli de Pazyryk (Ve et IVe siècle avant notre ère), mais
quand même... Par contre, les salles d'apparat, avec les galeries de
portraits, il ne faut surtout pas manquer ça, dût-on faire une impasse
sur la plupart des œuvres des salles d'art où sont exposés des tableaux
du quinzième au dix-huitième siècle. En revanche, comme on trouve là
une quantité impressionnante de Rembrandt, cap sur la salle Rembrandt.
On se hisse au deuxième étage, où la guide veut bien accorder vingt
minutes à son troupeau pour parcourir toutes les salles d'art français
du dix-neuvième au début du vingtième siècle, particulièrement riches
il est vrai. Malgré la fatigue, on arrive à s'émerveiller, avant de
regagner l'autobus.
Le couple Tronque regrette au dîner
d'avoir raté une vierge adolescente de Zurbarán, les apôtres de Greco,
le joueur de luth du Caravage, la salle Léonard de Vinci et la loge
Raphaël. L'original a été intrigué par le retour de l'enfant prodigue
de Rembrandt. Il se demandait juste comment l'enfant prodigue comptait
se faire pardonner. C'est d'un goût... s'était indignée sa compagne. Il
s'était en revanche régalé dans les salles où on leur avait laissé le
champ libre.
On console le couple Tronque en lui
faisant remarquer qu'il faudrait des semaines entières pour venir à
bout de n'importe quel musée. L'idée même d'un musée ou d'une
exposition est en soi étonnante. On saisit au passage une œuvre ou une
autre comme un passant qui s'arrêterait à une vitrine. À tout
prendre, on devrait exposer beaucoup moins d'œuvres, et ce dans les
salles d'attente des généralistes, des dentistes, et surtout des
spécialistes dans les hôpitaux qui se font régulièrement attendre.
Elles remplaceraient avantageusement, dans les salles où languissent
les égrotants, les télévisions qui ne diffusent que des sottises que
tout le monde regarde, ou des émissions instructives que personne ne
regarde. Les voyages organisés ne sont d'ailleurs que des dépliants
touristiques qui présentent des villes et des pays que l'on pourra
visiter à loisir si le cœur nous en dit.
Moins
d'attente, le lendemain, les responsables des groupes ayant recommandé
à leurs ouailles de présenter aux douaniers la page du passeport dûment
tamponnée. Pouchkine et Néva (journée entière et déjeuner inclus).
Pouchkine, c'est en fait le palais Catherine à Tsarskoïé Selo. Il y a
là, effectivement, un monument à Alexandre Pouchkine, qui aurait vu la
Muse lui apparaître à cet endroit. Le Journal
de Bord
a de ces raccourcis... Sophie Bernard fait remarquer à ses amies que ce
n'est pas facile de tuer quelqu'un au cours d'une excursion, avec un
guide (une en l'occurrence) qui pousse tout le monde au cul.
Celle-ci n'est pas à proprement parler germanophile. Le siège de
Leningrad a laissé des souvenirs, et l'on traverse, en autobus, la
ligne de front. Il reste même une pièce d'artillerie.
Passé un portail qui mérite d'être mitraillé au passage, on se sent
rassuré. La queue n'est pas trop longue. L'on arrive même à patienter
grâce à un petit groupe qui trompette gaiement des airs traditionnels
en faisant de temps en temps quelques pas à gauche ou à droite. Il
s'interrompt pour proposer des cassettes. L'original apprécie la
variante. Les musiciens de notre métropolitain devraient proposer des
cassettes. Les usagers passent trop vite, lui répond sa compagne. Ils
n'accepteraient pas de faire du sur place. Les vendeurs à la sauvette
ne proposent pas de calendriers.
Seuls les photographes
dont l'appareil est muni de la fameuse pastille verte ont le droit
d'œuvrer. On continue de faire la queue le long d'un fil qui sépare les
curieux de ce qui les intéresse, les tables, la vaisselle, les meubles,
des bureaux, des lits, des vaisseliers, des armoires, le tout disposé
selon la destination de chaque pièce. Les parquets sont toujours
aussi fascinants, mais il y a cette fois beaucoup trop de pieds dessus,
et sur de plus petits espaces, pour que l'on puisse vraiment les
admirer. La guide indique les meubles d'origine. L'armée allemande les
a presque tous détruits en minant le palais qui a dû être reconstruit à
l'identique. Le salon d'ambre fait pousser des oh et des ah, et les
photographes qui n'ont pas de pastille sont envahis de regrets. Les
autres ont fait un sort aux poêles en céramique qui occupent des coins
du sol au plafond. On ne voit pas à quoi a pu servir l'échiquier sous
cloche du salon framboise, dû, comme celui d'ambre, à l'industrie d'un
certain Bartolomeo Francesco Rastrelli dont personne n'a rien à faire.
La partie n'est visiblement pas commencée et l'on ne dit pas s'il est
d'origine, lui.
Il faut passer par un couloir où sont
exposées des photos des ruines qu'avaient laissées la Wehrmacht, et des
ouvriers occupés à restaurer le monument. Binettes des maîtres d'œuvre.
Promenade ensuite dans le parc avec ses vrais pavillons, ses faux
temples, son pont de marbre, ses pièces d'eau, et diverses curiosités.
Apparemment, tous les empereurs ont voulu y mettre leur grain de sel.
L'on déjeune sur place, dans des salles plus modestes. Ce doit être le
jour des cassettes. Deux chanteuses russes, accompagnées de deux
chanteurs qui jouent en plus d'un instrument, offrent à l'assistance
les chants que l'on peut attendre en ces lieux, et proposent des
cassettes pendant les pauses. Elles proposent également un instrument
d'un usage plus aisé, des plaquettes de bois en accordéon qui font
encore plus de bruit que des castagnettes ordinaires. Après quelques
moments d'hésitation, l'on arrive à des résultats impressionnants. Des
sadiques en achètent pour leurs petits-enfants. Ces dames se sont
installées de façon à garder le couple Gerbille sous les yeux. Il se
trouve à une dizaine de mètres. Armand Languisse s'est prudemment assis
à une autre table. Alain Gerbille a visiblement retrouvé ses qualités
d'animal social ; sans trop tenir le crachoir, il invite ses commensaux
à s'épancher, pendant que sa femme garde un silence modeste. Il se sent
de plus en plus à l'aise, à mesure que le temps passe, et les autres
aussi. De temps en temps, il s'adresse à sa légitime, mais c'est pour
la prendre à témoin des traits que ses interlocuteurs s'efforcent de
lâcher de temps à autre. Elles remarquent, parmi les serveuses
affairées, l'une d'entre elles, qui semble accablée de tous les
malheurs du monde, et un tant soit peu exaspérée par la patronne qui ne
cesse de presser le mouvement en rabrouant son monde. C'est d'autant
plus dommage que c'est la plus belle de toutes ; grande, élancée mais
point plate, de longues jambes apparemment, un visage allongé, un nez à
peine retroussé, des yeux d'un gris... ma foi, profond, et des lèvres
qui doivent sourire parfois. C'est Armand Languisse qui le lui
extorque, ce sourire, par une remarque en passant, tandis qu'elle le
sert. Il a dû la lui faire en russe, à moins que cette enfant soit
polyglotte.
Il n'y a plus après cela qu'à gagner les
berges de la Néva. Il faut vraiment les gagner. Plus d'une heure de
nouveau, dans les embouteillages. Le groupe des Gerbille se trouve dans
le bus que l'on suit comme on peut. Et il y en a d'autres. Les
automobilistes doivent maudire cette pesante procession.
Les bateaux-mouches locaux sont imposants, mais l'eau un peu plus
bougeante que dans un port, ce qui rend l'accès périlleux, surtout pour
la majorité d'ancêtres qu'il faut promener. Ce n'est pas qu'il y ait de
la houle. Disons que ça clapote gentiment. Le personnel est habitué, il
case tout le monde à l'intérieur, y compris les gens qui ont besoin
d'une canne. Et c'est parti. Le couple Gerbille et Armand Languisse
sont dans le même bateau. Impossible d'aider quelqu'un à perdre
l'équilibre sur la passerelle, on aurait vite fait de récupérer le dit
quelqu'un, et tout le monde sait plus ou moins nager avec cette putain
de piscine obligatoire.
L'on est à peu près au courant
de ce qu'il faut photographier. Les façades du Palais d'Hiver (d'où la
remarque d'Alain Gerbille qui a fait rire : on a parcouru je ne sais
combien de milles marins à dix-huit nœuds pour voir deux palais d'Été
et un palais d'Hiver), d'autres façades, les quais, la Forteresse
Pierre et Paul, malencontreusement gâtée par une grue qu'on a du mal à
faire sortir du champ, le chevalier de bronze, et deux rostres. Josiane
Gerbille ajoute quelques voiliers qui mouillent, et un antique
cuirassé.
Son cadet est un passionné de navires à énergie renouvelable ou
fossile, et rêve de s'offrir un voilier. La chose étant malaisée, il a
entrepris des études médicales, dont il espère qu'elles lui procureront
le nerf de la guerre, sinon le temps d'en profiter. D'autres groupes
ont pu également visiter les canaux.
On ne sait pas
pourquoi l'humeur d'Alain Gerbille semble s'être altérée. Il doit être
ravi de voir sa moitié prendre des bateaux. Elle en a déjà pris à
chaque port, où les grues constituent une attraction supplémentaire, ce
qui lui a valu cette remarque de son seigneur et maître : Josiane aime
prendre des grues dans les quartiers chauds. Les marins passent pour
apprécier la compagnie d'autres grues, qui les encouragent à
prendre du bon temps, avant de se laisser aller à des accès de
mélancolie. Nautae tristes post
coitum.
Plus tristes sans doute que le commun des mortels. Ce sont les ports
qui veulent ça. L'on mouille sa biscotte détrempée avant de pleurer sur
un sein qui comprend. Il n'y a qu'à écouter les chansons de Mac Orlan
pour en être convaincu.
L'on ne peut deviner qu'Alain
Gerbille est contrarié de voir écourtées ses séances de frites. Sa
femme a trouvé un moyen bien simple. Tandis que l'Homme aime
papillonner après avoir dîné, elle regagne sa cabine à peine le dernier
morceau avalé. Elle s'en est expliquée. Ce sont les copies : on les
corrige mieux entre quatre et six heures du matin. Je ne suis pas une
fanatique des soirées devant la télévision, j'ai mon rythme à moi. Elle
le garde en vacances. Son mari est d'accord avec elle du moins sur un
point, il n'est rien de plus sinistre que l'expression "faire la fête".
Il partage en cela l'avis de Baudelaire qui ne se gênait pas pour la
faire, et de la plupart des philosophes antiques plus conséquents.
Maintenant qu'elle n'a plus de copies à corriger, voilà qu'elle s'est
mise à rédiger au petit matin. En comptant le temps qu'il faut pour se
débarrasser des miasmes de la nuit et s'habiller, il en reste fort peu
pour manifester l'agacement qu'il ressent quand elle prend son petit
air.
En tout cas, comme on appareille à dix-huit
heures, et que les organisateurs veulent voir rentrer le troupeau à
seize heures trente, il pourra réunir avant le souper ses apprentis
journalistes. C'est d'ailleurs prévu. Il ne le fait le matin que les
jours où l'on navigue.
Il préfère attendre, sinon, la
deuxième séance des tours de chant, ça lui permet de passer de groupe
en groupe en attendant pour se faire une idée, et souffler à sa femme
les indications nécessaires.
Ces dames surprennent
Josiane Gerbille et Armand Languisse devant le puzzle. Gisèle Pouacre
adore les puzzles, elle s'en fait envoyer régulièrement, qui ont de dix
à vingt mille pièces. Ça et le vélo... Quelque chose l'intrigue. Il y a
déjà deux petits plages de complètes. Il suffirait... Elle n'aime pas
gâcher le plaisir des autres. Mais il faut qu'elle vérifie. Elle prend
l'air à la fois émerveillé et surpris. Elle saisit une dizaine de
pièces au hasard, les assemble, puis elle les colle entre les deux
ensembles déjà obtenus. On dirait une enfant. Elle n'en revient pas.
Ses amies qui connaissent son niveau se contentent d'observer les
visages de Josiane Gerbille et d'Armand Languisse.
- Excusez-la, elle ne se rend pas toujours compte, dit
Sophie Bernard.
Gisèle Pouacre semble en effet confuse. On l'entraîne. Les deux autres
craignaient visiblement qu'elle se prît au jeu.
- Soit ils préfèrent aller à leur rythme, dit Emmeline
Croin, soit ils nous refont le coup de Pénélope.
Les autres sourient. Elles étaient arrivées à la même
conclusion.
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