Un roman policier en 10 chapitres
Quatre dames en bateau
Chapitre VII
LES ORGUES DE SIBELIUS
|
|
Alain Gerbille n'avait
pas réussi à s'endormir avant trois heures du matin, ce qui était
d'autant plus contrariant qu'il fallait se trouver dès huit heures
quinze au salon Calypso. Une petite consolation, on gagne une heure de
sommeil.
Il n'avait pu s'empêcher de remâcher ce qui
s'était passé à sa dernière réunion de journalistes improvisés. Au
départ, rien qui pût laisser prévoir ce qui allait suivre. Les dépêches
elles-mêmes n'avaient rien de particulier, quelques convulsions au
Moyen-Orient, et en Afrique subsaharienne, un crétin solidement armé
qui essaie de tuer le plus possible de ses contemporains en un temps
forcément limité, les ravages provoqués par le naufrage d'une banque
que l'on aura l'obligeance de renflouer aux frais des dupes
habituelles, grâce aux bons offices de leurs élus.
-
Bon, a dit Alain Gerbille, l'on peut écarter d'emblée les malheurs de
cette banque. Il est des spécialistes qui savent ce qu'il faut
dire dans ces cas-là. Les politiques appelleront les responsables à
plus de prudence. Qu'est-ce qui vous fait rire, Monsieur Mardi ?
- Je pense à un mot de Sacha Guitry.
- Lequel ?
- "Les assassins sont souvent des voleurs qu'on dérange."
- Je ne vois pas le rapport, il n'y a pas eu mort d'homme.
- Les spéculateurs sont toujours des voleurs qu'on ne
dérange pas.
- Nous apprécions le mot. Mais les bons mots peuvent
agrémenter un article, ils n'en fournissent pas la matière.
- L'on peut se demander comment certains s'y sont pris pour qu'ils ne
soient
pas dérangés. Quand les arrangements tacites, que chacun peut deviner,
ne
suffisent pas, l'on fait des lois. Notre communauté en a élaboré qui
valent le détour. Et c'est pour cela que l'on choisit ses députés
européens...
- Je brûle de lire l'article que vous allez nous faire
là-dessus.
Un petit temps mort. Autre petit ricanement.
- Oui ?
- Une remarque déplacée sur un tableau de Rembrandt.
Personne ne songeait à mal...
- Quelle remarque ?
- Quelqu'un s'est demandé de quelle façon son fils
prodigue comptait se faire pardonner.
- Une remarque déplacée, en effet... Quoique... Si l'on en croit le
regretté Arasse, on ne voit pas tout... Cela pourrait donner un
pastiche amusant.
Là, il était content de lui, Alain
Gerbille. Il se ferait un plaisir d'expliquer l'intérêt des travaux du
dit Arasse.
- Toute posture de soumission a une connotation sexuelle,
lâche un affolé du biniou.
- Tout a une connotation sexuelle depuis les recherches de
monsieur Freud, ricane Alain Gerbille.
Une autre référence culturelle ne peut qu'agrémenter le
tableau.
L'autre ne lâche pas le morceau.
- Ce n'est pas parce qu'on est obligé d'en rester, sauf les malades,
aux attitudes symboliques, ne serait-ce que pour que la vie en société
soit tolérable, qu'il faut nier le phénomène.
Avant
qu'Alain Gerbille puisse assurer qu'il ne nie rien, voilà que Gisèle
Pouacre saisit l'on ne sait quelle balle au bond.
- Nos
stratégies de séduction, surtout celles des hommes, exigent que l'on
cache son désir de tenir l'autre sous sa coupe. Sauf immonde accident,
l'on aura des enfants que l'on tiendra plus symboliquement sous sa
coupe. Il suffit de réfléchir aux mots que l'on emploie : l'on ne
séduit que pour subjuguer. D'aucuns peinent à séduire longtemps. Il
leur faut se contenter de subjuguer.
Une inquiétude :
Josiane se serait-elle confiée à Emmeline Croin, qui n'aurait pu
s'empêcher d'en parler à ses amies ?
- Ce qui se cache
derrière le mur de la vie privée, poursuit la rondouillarde mégère,
c'est parfois aussi effrayant que ce qui se cache un peu moins dans les
réunions du G 20.
- Voilà qui est parfait. Nous avons
ici trois articles qu'aucune rédaction n'accepterait de publier. Mais
nous ne sommes pas une rédaction comme les autres. La preuve, c'est que
le Journal de Bord a accepté
de publier la nécrologie de madame Sophie Bernard. Je crains que l'on
ne puisse lui en demander plus. Nous allons donc, si vous voulez bien,
nous efforcer de travailler d'une façon plus classique. Un journal
publie quelques articles de fond, il ne publie pas que cela. À moins
que vous vouliez travailler dans une revue spécialisée, ce qui nous
ferait sortir du cadre qui nous intéresse.
Le public
avait reconnu la pertinence de la remarque, et s'était attelé à sa
tâche. Il y avait d'autres sujets que l'on pouvait aborder.
Mais il ne pouvait s'empêcher de retourner le sujet dans sa tête, Alain
Gerbille. Ce qui semble tout à fait normal dans un couple, le devient
bien moins sous les regards étrangers. Il n'avait aucun moyen d'en
avoir le cœur net. Les lancinantes inquisitions ne faisaient pas partie
de leur registre. Elles sont au demeurant stupides. L'on est
obligé de croire ce que dit l'autre, et ça ne finit jamais, dans la
mesure où l'on exige des détails. Mises à part les frites, Alain
Gerbille était un honnête homme. De tels exutoires lui semblaient à
vrai dire innocents. Il ne s'était jamais demandé pourquoi il avait
besoin d'un exutoire...
Peut-être la rage d'avoir été à
ses débuts le nègre éternel. L'expression lui était venue comme ça. Il
dénichait des coups que personne n'aurait imaginés, savait à qui
s'adresser pour obtenir des informations, mais il était incapable de
les exploiter. Il voyait bien comment cette vieille ficelle de Baudoin
s'y prenait pour produire à partir de là du juteux qu'il signait. Mais
ce n'était que du juteux.
Puis la réaction du Gul quand
il lui avait rapporté le premier rédigé par Josiane, et cette fois-là,
à partir de trois fois rien...
- Tu as bien fait de
prendre les choses en main, mon petit Albert. Tout s'apprend. Mais là,
chapeau. Il y a plus que le style. Il y a la grâce. Le mariage te
réussit, on dirait...
Sauf que la grâce, ce n'était pas lui, et qu'il s'était
payé tout le boulot.
Et l'autre, elle parcourait son truc informe, son truc à lui qui
n'avait fourni que la matière, le plus difficile, et, sans aucune
hésitation, aucun temps d'arrêt, te vous sortait la grâce. Au moins, si
elle avait frétillé comme le chien qui rapporte... Rien du tout, elle
passait à autre chose. Comme si c'était ma foi tout à fait naturel. Un
peu comme l'autre vieille paillasse, avec sa nécrologie. Au moins
avait-elle fait le travail, elle.
Un seul point
positif, il était encore mieux payé. Le Gul était honnête. Du moment
qu'il n'avait pas à rémunérer l'opportuniste...
Ça
aurait pu en rester là, mais le style de Josiane accrochait le lecteur,
fallait croire, on achetait le Centre-Ouest Républicain comme un
journal national. On le trouvait génial, irremplaçable. On publiait des
recueils de ses articles, il avait été invité sur des plateaux. À
l'inverse de certains écrivains qui balbutient en suant, grognent une
ou deux provocations, ou récitent un petit compliment préparé avec
l'éditeur, il l'avait en public, la grâce, et une grâce qui faisait le
bonheur des consoles. Un bon client, comme ils disent...
Au début, c'était parti comme ça, la frite, puis ça avait continué, il
avait réussi à s'arrêter au bord, difficilement, il
voyait de moins en moins comment éviter de se hisser au niveau de
certains de ces individus qui n'en revenaient pas de leur propre
monstruosité, je suis comme ça, personne ne peut comprendre, ce sont là
d'ineffables extases, à vrai dire, les seules que j'arrive à me
procurer. Il doit y en avoir de vraiment ineffables, je ne les connais
pas, je ne peux pas les connaître, je ne veux pas les connaître. Il me
faut autre chose.
Il allait bientôt lui falloir autre
chose. Et son image ne ferait que se déliter, fin du personnage, tu
n'as plus qu'à tourner en rond avec les autres monstres. Le mieux,
c'était d'en finir tout de suite. Peu importe que cela signifie se
ranger des voitures. "Depuis la mort de Josiane, je suis incapable de
reprendre la plume, et même de retourner sur le terrain." Il
continuerait de toucher les droits. Et, qui sait ? il pourrait
participer, moyennant un confortable salaire, à des entretiens
télévisés, les conduire peut-être. Il suffisait de jouer fin. Et jouer
fin, ça il savait...
Il n'attendait qu'une occasion.
Mais si elle avait parlé, Josiane, on se poserait des questions. Plus
question d'accident... Ou un truc dont on ne saurait ce que c'est, coup
de folie ou accident... Il se faisait fort de manipuler les confrères
et les enquêteurs. Ne pas trop se laisser entraîner par les illusions.
Et puis, avec le suicide de cette Libellule...
Il voyait déjà les titres : "La Croisière Maudite". Et si le Gul lui
demandait d'en parler, justement, il aurait beau jeu de répondre : tu
ne peux pas me demander ça. Quelqu'un qui perd tous ses moyens à la
mort de son épouse, c'est noble et c'est grand.
Il ne
se rendit compte qu'il avait dormi un peu que parce que le soleil
donnait en plein sur la glace au-dessus du bureau. Josiane s'était
levée depuis assez longtemps pour que sa chronique fût enregistrée au
bureau de son ordinateur. Il n'y avait plus qu'à l'envoyer telle quelle
à la rédaction. Il ne pensa même pas à relire, à remarquer l'air que
prenait sa femme, et à lui balancer sa frite. Une de perdue...
Le couple Gerbille se rend au buffet des sept heures moins le quart,
pour trouver déjà ces quatre dames en grande conversation avec Armand
Languisse. Les tables sont prévues pour six. Ne voulant surtout pas
avoir l'air de les éviter, Alain Gerbille se dirige vers eux, suivi de
son épouse un peu surprise.
- Vous nous ferez bien une petite place ?
Un siège rond se prête à la manœuvre et l'on peut récupérer un couvert
de plus enveloppé dans une serviette. Les nouveaux arrivants vont se
choisir leurs boissons avant de s'occuper de leurs assiettes. Alain
Gerbille va faire la queue sur le pont, car c'est là que l'on prépare
les œufs sur le plat. Comme l'on propose à l'intérieur des lardons, une
sorte de farce à la viande de bœuf et des petites saucisses, il dispose
d'un bon petit déjeuner insulaire, plus copieux que ceux qu'on lui
prépare à la maison.
- Un petit coup de rouquin, là-dessus, ce serait parfait.
Le personnel est stylé, mais il ne peut penser à tout.
Courte évocation des pâtés campagnards consommés sur de vastes
tartines, que l'on coupe en tenant les miches sur ses genoux.
- Maintenant que j'y pense... Qu'avez-vous dit hier au juste à la si
jolie serveuse pour lui faire perdre son air renfrogné ?
- Ma foi... si je sais en gros ce que je vais dire en général, j'ai
tendance à oublier ce que j'ai dit. C'est une infirmité.
- C'est une qualité, au contraire, assure Alain Gerbille. Si vous
saviez le nombre de mes collègues qui se rappellent tous les bons mots
qu'ils ont faits depuis leur enfance...
- Ce n'est là
qu'une faiblesse dont on a parfois du mal à se défendre... Je reconnais
que mon infirmité a ceci de bon, qu'elle me vaccine contre ce genre de
travers...
Essaierait-il de faire des personnalités, le cuistre ? On
va le ramener à son statut de cuistre...
- Nous allons avoir droit, comme d'habitude à un survol
historique.
- La plupart des souvenirs historiques des Finlandais sont
contenus dans le Kalevala.
La Finlande a été une province suédoise avant de devenir un grand-duché
russe assez autonome. Tout juste si des Chapeaux se disputèrent au
dix-huitième siècle avec des Bonnets pour savoir s'il était préférable
de dépendre des Suédois ou des Russes.
- Elle est quand même indépendante à présent...
- Depuis la révolution d'Octobre. Les Finlandais en ont profité pour se
déclarer indépendants, avant de se lancer, comme il ne faut pas perdre
les bonnes habitudes, dans une bonne petite guerre civile entre rouges
et blancs, qui ne fit que vingt-quatre mille morts. Maintenant, ça va.
Mais l'essentiel est dit, je crois, dans le Journal de Bord.
Vous y lirez qu'Helsinki a été fondée par Gustav Vasa Vous ne manquerez
pas d'être surpris par les panneaux signalétiques et les noms de rue en
suédois et en finnois. Mais je ne voudrais pas empiéter sur les
prérogatives de nos guides. Vous avez eu tort de me lancer là-dessus.
Ils vous feront apprécier surtout les architectures contemporaines,
vraiment modernes, comme on dit, mais sans prétention...
Du moins en ce qui concerne ces dames et le couple de Menton, le petit
discours de Languisse n'a pas été inutile. Leur guide à eux a tendance
à bégayer dans sa propre langue, comme ont peut le constater quand elle
s'adresse à son chauffeur, et domine mal la nôtre. Les prudents se
plongent dans leurs brochures pour avoir plus de détails sur les choses
à voir. Sinon c'est : bus, place du Sénat, une vingtaine de minutes
pour descendre au marché du port, tout près, et remonter, bus, église
creusée dans le roc, dôme en verre et en cuivre, on peut s'exercer à
prononcer Temppelliaukion kirkko
et le nom des frères Suomalainen qui l'ont conçue, vingt minutes, ce
n'est pas de trop, bus, monument à Sibelius, un quart d'heure, bus,
retour au bercail. On pourra, du moins, admirer, du bus, les
architectures : dans le désordre, la gare, des bâtiments art nouveau,
saisir au vol un Finlandia-talo, talo,
c'est un palais, un Opéra national de Finlande, un stade olympique avec
un coureur qui fait du sur place à longues foulées. Les photographes
devront s'arranger avec les reflets et les chiures de mouches des
vitres.
Petit incident entre la place du Sénat et le
marché. L'original avise une pissotière et ressent comme une envie de
pisser. D'autant plus que ce n'est pas un simple édicule, qu'il faut
pénétrer dans un bâtiment, et que le service rendu à la population est
signalé par une enseigne qui se voit de loin. Tu pisseras en remontant,
dit sa compagne, pressée de voir des étals au bord de l'eau. Il accorde
à peine un regard à la nudité qui surmonte une fontaine, au port, et
ronge son frein d'étal en étal, derrière sa compagne. Le marché est
vaste, on n'est pas sûr de se retrouver.
Un peu agacée,
la pauvre lécheuse d'étals écourte son plaisir, que l'homme puisse se
vider une bonne fois pour toutes. Le dit homme a des conceptions bien
plus vastes que sa vessie. Ils arrivent même plus tôt que prévu à la
place du Sénat, ce qui permettrait de considérer les façades d'un
monument de l'université, et de la bibliothèque, et de mesurer la
hauteur des marches du Sénat, il y a des courageux qui s'entraînent, si
l'homme ne s'était pas enfoncé dans une boutique de souvenirs, dans
l'espoir d'y trouver un calendrier de plus. Il en prend un de l'année
suivante, et la marchande lui dit qu'elle en a un sous cellophane, et
en profite pour se débarrasser d'un calendrier de l'année qui court,
dont l'original s'empare sans vérifier. Il paie rubis sur l'ongle, et
ne s'aperçoit de son erreur que dans l'autobus. Remarques de sa
compagne. Impossible de le laisser seul, il fait n'importe quoi, on le
voit venir de loin. Réduit à sa condition d'incurable tête-en-l'air,
l'original admire les bâtiments qui passent, et réussit à en
photographier quelques-uns. L'église dans le roc, on n'a pas à marcher
beaucoup, l'intérieur est bien plus intéressant que le dos de la tortue
qui peine à s'extirper de son rocher. Et il y a des commodités, on peut
se soulager ou prendre ses précautions. Il y a une boutique de
souvenirs, mais pas trop de temps. Il faudra se contenter du calendrier
bientôt obsolète.
On comprend que Sibelius fasse la
gueule en voyant tous ces touristes s'abattre autour de son monument.
Il y en a partout, devant, derrière, à droite, à gauche, dessous, car
ce grand tas de tubes dressés en son honneur s'élève plus ou moins
au-dessus du sol, ça fait comme des voûtes. À moins que ce soit à cause
de l'œuvre elle-même, une charmante composition d'une certaine Eila
Hiltunen, avec les femmes, il ne faut s'étonner de rien. Renseignements
pris, le compositeur souriait rarement quand on le photographiait.
Peut-être n'aimait-il pas sa tête. Au-dessus de la susdite, un gamin
joue du violon, une de ses mélodies, peut-être. Ça n'a pas l'air de la
dérider. Autre curiosité, entre la statue et le bus, un poussette
grosse décapotable, près de laquelle sont assises deux dames qui
surveillent
six gamins en bas âge, autour. Il ne manque plus qu'une impériale, dit
l'original, pendant que sa compagne photographie la poussette.
Discussion avec les Mentonnais. Peut-être y a-t-il un petit moteur
électrique pour faire avancer le monstre. Un petit groupe d'Asiatiques
venus photographier de près le berceau, les dames et les gamins
suscitent les remarques d'usage.
Ces dames ont surtout
admiré les pistes cyclables. L'on se trouve dans un pays civilisé qui
protège ses cyclistes. Tous ces espaces verts qu'ils peuvent parcourir
sans être dérangés par les automobilistes ! Cette place qui leur est
réservée dès qu'on s'éloigne un peu du centre, presque autant qu'aux
voitures ! Et le fin du fin, en roulant au pas, vus les embouteillages,
on se traîne sur un pont au-dessous duquel passe une sorte d'autoroute
à vélos. Les deux voies ne sont pas séparées, mais la largeur dépasse
celle de nos départementales. Elles décident d'aller passer une dizaine
de jours, après la croisière, dans ce pays béni des Dieux, quand le
gros des touristes sera parti.
Dans l'autre groupe,
Alain Gerbille a voulu se glisser sous les tubes d'Eila Hiltunen. Il a
levé la tête. Il voulait se faire une idée du diamètre de chacun. Et il
a eu l'impression que le ciel lui tombait sur la tête, il semblait que
c'était comme un grand orgue qui s'était mis à jouer, une musique
inaudible pour tous les autres membres du groupe, le poids du ciel
quasiment filtré par tous ces tuyaux, et qui se concentrait sur lui. Il
est sorti de la voûte en titubant. Armand Languisse lui a demandé si ça
allait.
Ça allait mieux quand il taillait une bavette,
au marché, avec un certain Raimo Suikkari, qui avait installé une
grosse pile de ses ouvrages touristiques sur un étal, à côté d'autres
souvenirs. Le marchand était content, un argument de plus pour écouler
sa marchandise ; l'auteur était content, il attirait ainsi l'attention
des chalands. Le bonhomme devait en avoir assez de parler anglais.
Renseignement pris, c'est à un écrivain-photographe que l'on a affaire,
un poète de surcroît. Il mérite bien qu'on lui achète son ouvrage
sur la Finlande aujourd'hui, et celui sur Helsinki. Au lieu de la
signature griffonnée, le linguiste a eu droit à une dédicace. Alain
Gerbille a eu envie, du coup, d'en prendre un pour lui, et un pour sa
femme. L'écrivain a compris qu'il devait se fendre de deux autres
dédicaces, qu'Armand Languisse a immédiatement traduites. Poignées de
mains. Il aime bien ça, Alain Gerbille, les poignées de main.
Il a décidé alors de déjeuner sur le port, au lieu d'aller manger à
bord, avec sa femme et le traducteur improvisé. Du hareng mariné avec
des patates bouillies, puis un ragoût, des baies au dessert. Il faut
faire attention aux mouettes.
La compagne de
l'original, qui avait déjeuné à bord, se sentait frustrée. Il n'y avait
pas eu assez de marché, et l'on avait raté la cathédrale Uspenski,
juste à côté, un beau reste de l'époque russe, une pièce montée de la
deuxième moitié du dix-neuvième, surmontée de manières de coupoles.
Cette fois-ci, elle a trouvé des trucs marrants et typiques au
demeurant à rapporter, et même l'écrivain qui a apposé sa signature aux
deux ouvrages, La Finlande
pour monsieur, Helsinki pour
madame.
Et l'on était de retour pour le thé, vu que la Marie-Josèphe
appareillait à seize heures. Il était difficile de prendre les îles
autour d'Helsinki après avoir quitté le port, vu qu'un dégourdi n'avait
rien trouvé de mieux que d'émietter des gâteaux et d'en jeter des
morceaux à
la mer, une bonne occasion de voir les mouettes se les disputer. Il y
en avait autant que de touristes autour des tubes d'Eila Hiltunen.
L'on prend le temps de feuilleter les livres achetés au marché. Les
textes et les photos sont léchés, il n'y a pas de poésies. Peut-être ne
sont-elles pas faciles à traduire.
Ces quatre dames
s'entretiennent avec Armand Languisse. Le couple Gerbille s'assied à la
table voisine, et le mari ne peut s'empêcher de tendre l'oreille à ce
que dit Sophie Bernard, à côté, tout en invitant ses commensaux à
parler de leurs impressions et d'autres choses, chronique oblige. Il
faut bien donner du grain à moudre à sa moitié. Il ne pourra pas
mentionner les propos du vieux torchon.
- Je change
d'ordinateurs tous les cinq ans, à la grande joie de mes enfants. Pour
le fixe, c'est comme le portable, il faut deux bonnes heures pour
transférer toutes les données. L'on ne peut éviter les
incompatibilités. Eh bien, notre espèce, c'est pareil. Elle ne cesse de
changer d'ordinateur, mais elle veut continuer à continuer à vivre en
gardant les mêmes fonctions. Nous avons cessé d'être des
chasseurs-cueilleurs, et il n'y a jamais eu autant de sociétés de
chasse ; nous nous disputons les énergies fossiles et les terres rares,
dans une nouvelle guerre du feu, sans vraiment chercher d'autres
solutions. L'on va jusqu'à nier la révolution du néolithique en
essayant d'empêcher les cultivateurs de semer les produits de leur
récolte quand ils peuvent, et en dépeuplant les mers avec des navires
usines au lieu de trouver un moyen de garder d'immenses troupeaux de
morues. Comme si nous essayions de nous débarrasser des seuls
programmes qui aient fait leurs preuves. Nous n'acceptons d'utiliser
que les plus anciens.
- Et que donneraient les nouveaux programmes ? demande
Armand Languisse.
- Va-t-en savoir. Les libertaires et les anarchistes ne cessent de
chercher de nouveaux protocoles, et l'on oublie que les écologistes ont
un instinct de conservation simplement plus développé que la plupart de
leurs contemporains. Les anthropologues se contentent d'étudier des
populations qui ne disposent pas des ordinateurs les plus récents,
c'est une image. Le problème, c'est de programmer correctement les
nouveaux modèles.
- Cela ne manquerait pas de contrarier ceux qui se
contentaient des anciens.
Alain Gerbille arrive mal à suivre ce savant badinage. La mauvaise nuit
de la veille. Bref, l'hominidé ne veut pas évoluer, mais entend bien
disposer de nouveaux jouets. Une vieille soupe servie dans une nouvelle
marmite.
- J'ai carrément l'impression d'être passé
sous un rouleau compresseur, dit-il à sa moitié, je crois que, ce soir,
je me coucherai en même temps que toi.
- Dans ce cas, tu te coucheras aussi tard que d'habitude.
Je ne veux pas rater le petit drôle.
- Le 'petit drôle' ?
- On dirait que tu n'as pas lu le Journal de Bord.
Les autres ne demandent qu'à lui expliquer.
Le 'petit drôle' s'est spécialisé dans les petites histoires des
grandes monarchies. Peu importe qu'il n'ait que des princes qui font
tapisserie à se mettre sous la dent. Il est vrai que la tapisserie est
hors de prix. Ils coûtent plus cher que les authentiques vieux
tableaux. Il en parle en tout cas fort bien, comme quelqu'un qui est à
vous et à vous avec ces reliques. Il est vrai qu'il doit cracher des
'Votre Majesté', comme d'autres disent 'mon vieux'. Ces gens-là aiment
les insinuants qui les amusent. Des familiarités distinguées qui lui
ont permis d'animer des émissions où des amuseurs se laissent aller. Du
salonnard à l'horreur grasse, il est prêt à tout essuyer avec le
sourire.
Alain Gerbille ne s'est pas déplacé pour rien,
il observe un groupe d'antiques groupies agglutinées autour de deux
piliers, pour libérer quand même le passage, qui attendent en gloussant
l'arrivée du gentil rigolo qu'elles veulent à tout prix filmer
L'inventeur des caméscopes ne se rendait pas compte de tous les ravages
qui s'ensuivraient. Elles devaient en faire autant, il y a un
demi-siècle avec des groupes anglo-saxons de passage.
L'oracle arrive précédé de son grand nez et auréolé d'un
halo de cheveux, l'œil déjà mutin.
Il passe un petit moment à expliquer que Joséphine de Beauharnais,
répudiée par notre empereur en raison de sa prétendue stérilité, a
réussi à essaimer des descendants sur tous les trônes du nord de
l'Europe. Ça par exemple ! À vrai dire, ces dames qui sont là pour
étudier le phénomène n'en ont strictement rien à braire. La
démonstration terminée, le bonhomme se dit prêt à répondre à toutes les
questions. c'est pour ça qu'il est là, pour répondre aux questions les
plus pertinentes, y a-t-il longtemps que vous avez vu la reine
d'Angleterre, comment elle était, qu'est-ce qui vous a donné l'idée de
vous consacrer aux têtes couronnées, puis de vous lancer ensuite dans
des émissions de divertissements ? Le vieil original confie à sa
compagne d'une voix qu'il veut basse, que ce sont des filons que l'on
peut exploiter quand on a l'air de présenter bien et que l'on possède
un aplomb suffisant. Sa voix est si basse que plusieurs têtes se
retournent. Des têtes pas aimables.
Sa moitié ayant
décidé de s'attarder un peu devant le puzzle avec Alberta Fiselou pour
discuter de la meilleure stratégie à suivre, ce qui semble passionner
cette vieille perche, Alain Gerbille se résigne rageusement à regagner
sa cabine, griffonne quelques notes pour la chronique du lendemain, et
tombe comme une masse.
*
|
|