Un roman policier en 10 chapitres
Quatre dames en bateau
Chapitre VIII
DU DANGER D'APPROCHER UNE ÉPAVE DE TROP PRÈS
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Josiane est comme
d'habitude venue à bout de la chronique de son époux en moins d'un
quart d'heure. Il est vrai qu'elle disposait d'assez de matière. Elle
ne peut s'empêcher, comme d'habitude, d'admirer l'art qu'il a de
transformer les gens en caractères. Elle a l'impression de connaître la
plupart des voyageurs plus intimement qu'ils ne se connaissent
eux-mêmes. Et même certains membres du personnel. Et il possède la
capacité de brouiller les pistes, en composant de nouveaux personnages
avec ceux qu'il a déjà dessinés. S'il pouvait être un peu plus sensible
à ses propres talents... Il sent les atmosphères, y compris celle des
villes qu'on visite. Et ça donne des schémas, des bouts de phrase, des
mots à l'emporte-pièce, ni fait ni à faire comme elle le dit à certains
de ses élèves. Et quelque chose de bien fadasse quand il essaie de
mettre cela bout à bout. Même les mots tombent à plat... Et l'on sent
des lectures derrière. Elle a pu se rendre compte qu'il absorbe tous
les ouvrages comme une éponge, pas pour les savourer vraiment, mais
pour le plaisir de grossir son stock de références. Il s'est tapé tous
les ouvrages recommandés par le chroniqueur littéraire de son journal
qui, sans tenir compte des meilleures ventes, retiennent son attention.
En voilà un autre qui a du nez. L'instinct et la documentation. Il y
avait là de quoi faire le journaliste de haut vol qu'il est devenu
grâce à elle. Et cette façon d'aborder les gens comme s'ils lui étaient
déjà familiers. Il passe le plus clair de son temps à se faire des
connaissances dans les coursives, sur les ponts, il fréquente les bars,
où il commande de monstrueux cocktails qu'il ne finit pas, tandis que
ses interlocuteurs s'en commandent d'autres. Nous sommes loin du cercle
polaire, mais il a été surpris du nombre de gens qui s'obstinent à
saisir des couchers de soleil à pas d'heure. Les spectacles, la danse
leur permettent de patienter jusque là. C'est une attraction comme une
autre. On arrive aux comportements durant les excursions, l'inquisiteur
bougon qui colle au guide pour lui demander toujours quelque détail,
ceux qui se demandent ce que leurs enfants ou leurs proches penseraient
en voyant ça, ne tombe-t-elle pas dans ce travers quand elle
photographie des bateaux ? l'indépendant à qui on ne la fait pas, et
qui se fait fort de dénicher autre chose en flânant par les rues, c'est
ce dernier qu'on ne verra jamais rentrer avec le troupeau s'il a la
possibilité de déjeuner sur place. Une bien maigre matière, mais il
réussit à se renouveler avec ça. Il aurait l'étoffe d'un romancier s'il
arrivait à écrire. Un seul défaut, il se sent beaucoup plus contraint
avec les êtres qui lui sont trop proches. Leurs enfants n'ont jamais
compris à quel point il les tenait à distance en ne cessant de les
mettre à l'aise. Ce n'est pas qu'elle soit du genre à se plaindre
qu'elle n'est là que pour assurer l'intendance affective et pratique,
et que c'est facile, quand on y est rarement, de balayer tous les
problèmes d'un geste de la main et d'un trait bien ajusté. Peut-être
serait-elle restée célibataire si les choses avaient tourné autrement.
Ça ne l'aurait pas dérangée d'être un peu plus laide si elle avait pu
passer sa vie à examiner de vieux documents, et de veiller à leur
conservation. Mais les êtres insignifiants doivent recéler des trésors
aux yeux de certains amateurs plus ou moins intéressés. Non content
d'exploiter le seul talent dont il soit tout à fait dépourvu, il y a
ces frites. Elle n'aurait pas manqué de relever cette anacoluthe chez
l'un de ses élèves. Elle n'est pas naturellement impatiente, et son
mari, ce pourrait être pire. Il n'est pas tenu de pondre un article
tous les jours, il se passe parfois des semaines, et il est charmant
alors, presque prévenant. Mais là, c'est tous les jours, à force ça
use... Elle ne demandait que deux choses dans la vie, qu'on la laissât
faire le métier qu'elle souhaitait exercer, et elle avait même réussi à
passer le concours qui lui en donnait le droit, et qu'on lui foute la
paix. Le métier, c'est raté, le reste, ça ne va que si elle veut bien
faire la part des choses. Cette part des choses est malheureusement de
plus en plus pesante. Il est des talents encombrants. Elle eût souhaité
ne pas avoir celui d'écrire. Il lui aurait suffi de savoir corriger, et
tenir sa classe. Elle pense à un ancien condisciple qui avait un coup
de crayon presque souverain, il suffisait de le travailler un peu, mais
il se croyait poète, et continue de fignoler des fictions qu'il
n'essaie même plus de faire publier. C'est un collègue plutôt respecté,
sinon, et heureux d'avoir regagné ses bases.
Un malin plaisir...
Ils se lèvent d'habitude un peu avant six heures demie pour se doucher
et s'habiller proprement, avant de se rendre au buffet. Bref regard à
la chronique, la frite, il n'y a plus qu'à se laver les dents avant
l'excursion. Il se réveille naturellement à l'heure dite. Mais là, il
est encore plongé dans son coma. Au lieu de le secouer, elle va se
doucher et se faire à peu près belle, avant de lancer gaiement, d'une
voix forte, qu'il a la salle de bains pour lui tout seul. Il est sept
heures. S'ils veulent être au salon Calypso à temps... Elle fait mine
d'attendre patiemment, pendant qu'il passe ses vêtements en vitesse,
elle se retourne, et c'est la frite. Une frite du genre cinglant, un
coup de lanière de l'omoplate gauche aux côtes flottantes à droite.
Avant même qu'il ait constaté qu'elle a écrit quelque chose et pris son
petit air. Elle se retourne :
- Là, tu viens de passer un cran.
Avant d'ajouter, placide :
- Tu dormais si bien... Je n'ai pas voulu te déranger.
J'ai d'ailleurs envoyé ta chronique.
Même pas son air... Elle dit les choses comme elles sont.
- C'est dommage, dit-elle encore dans l'ascenseur, toutes
ces îles que tu as ratées.
Il y a du monde pour renchérir. On n'a fait que ça. Longer des îles, et
on en longera d'autres avant d'arriver à bon port. Dommage qu'il pleuve
entre les averses. Tout le monde connaît la plaisanterie, mais là, elle
s'impose.
Au buffet, Josiane va délibérément
s'installer à la table de ces quatre dames et d'Évelyne Grolle. Elle a
fait jusque là comme si son mari n'existait pas. Celui-ci fait, lui,
comme si de rien n'était et va s'asseoir ailleurs. Une sorte de loup de
mer aux cheveux blancs qui ne cessent de flotter lui fait remarquer
qu'il a l'air de s'être réveillé du mauvais pied. Alain Gerbille salue
comme il faut la savante confusion, et dit :
- Il y a
des matins où l'on a du mal à accoucher de soi-même. Josiane a préféré
s'asseoir à une autre table, et elle a bien fait. C'est vous qui êtes
de corvée, aujourd'hui.
- Ce n'est pas une corvée, dit l'épouse du loup de mer,
vous avez une tête à peindre.
Alain Gerbille met sa tête à peindre de profil par rapport
à cette dame :
- Si le cœur vous en dit... Mais je ne vais pas rester
comme ça jusqu'à votre atelier d'aquarelle.
- C'est bien regrettable.
Il n'y a pas là de quoi en faire un plat, il est juste hirsute et mal
rasé, et il faut dire que le col de sa chemise manifeste quelque désir
d'indépendance. Il n'a même pas pensé à tirer le pli de son pantalon,
avec un peu de chance, il va se promener avec des poches sous les
genoux.
Évelyne Grolle explique à Emmeline Croin qui se demande
s'il faudra se vêtir comme un cap-hornier :
- Ce sera surtout de l'autobus. Et je crois qu'il est
étanche. Un arrêt devant le musée du Vasa,
un autre à l'Hôtel de Ville, un autre à une hauteur d'où l'on peut voir
une grande partie de la ville. Le reste, vous le verrez à travers les
vitres de l'autobus. Ceux qui seront restés sur leur faim, pourront
rester en ville, mais il faudra être rentré à bord à seize heures. Je
ne sais pas s'il y aura des amateurs.
Il n'y en guère dehors pour admirer le port et l'accostage.
Là, les époux Gerbille ne traînent pas. Josiane commence par se laver
les dents, en même temps que son mari, et, en se déshabillant pour se
doucher, il dit :
- Je n'ai même pas eu le temps de lire ta chronique.
- Ma chronique, c'est la tienne, et j'ai déjà eu ma frite.
- Oui, mais...
- Je l'ai envoyée.
Elle ferme là-dessus la porte de la salle de bains.
Quand il sort, elle n'est plus là. Il s'habille calmement, vérifie si
tout est en place. Il n'a pas de poches sous les genoux.
Un dernier besoin avant de partir. Le siphon qui d'ordinaire émet un
bruit spectaculaire se contente d'un léger murmure. La grosse
commission ne passe pas. Il croit mieux faire en utilisant la brosse
prévue à cet effet. Il n'obtient qu'une émulsion propre à faire le
bonheur d'un troupeau d'hippopotames.
Heureusement que
le garçon de cabine se trouve tout près, dans le couloir. C'est une
panne générale qui ne touche que ce côté à ce niveau. Tout rentrera
dans l'ordre avant le retour des excursionnistes. Alain Gerbille
rejoint le gros de la troupe au dernier moment.
Le
guide confie d'un air guilleret tout le mal qu'il pense de Charles XII
qui a eu tort de s'enfoncer dans la Sainte Russie après avoir remporté
si brillamment tant de victoires. Il est responsable de tous les maux,
y compris de l'incompétence du gouvernement actuel. Tout part à
vau-l'eau depuis qu'on a perdu la Finlande... De brèves allusions à ce
qui s'est passé durant les deux derniers siècles, mais la vie est chère
et il a eu un mal de chien à se loger. Bref, le prétendu modèle suédois
ne trouve pas beaucoup de grâce à ses yeux. Tiré à quatre épingles
sinon. Alain Gerbille prend quelques notes. Ce ne doit pas être sur
l'histoire de la Scandinavie.
Un bâtiment surmonté de trois mâts, sans doute ceux de
l'épave qu'on va voir.
Queue réduite. Hasard des choses. Il y a trois groupes
entre celui des Gerbille et celui de ces dames.
Quand elles entrent, le groupe des Gerbille se trouve perché sur la
galerie qui permet d'admirer de plus près le pont supérieur. Et le
moins que l'on puisse dire, c'est qu'on n'y voit pas grand chose,
malgré les éclairs des flashs, ça ne va rien donner. Même dans les
cartes postales que l'on a aperçues en attendant, le fier navire
parfaitement vermoulu semble noyé dans la pénombre.
-
Nom d'un chien ! dit Gisèle Pouacre, en fonçant vers la galerie, suivie
des trois autres qui semblent avoir compris, au grand effroi de la
raquette qui en tient pour les groupes normalement soudés.
Un cri, plus loin, confirme toutes leurs craintes. Elles arrivent juste
pour voir que c'est Alain Gerbille qui est bien mal tombé.
Et il est tombé de haut. Deux étages au moins. Il s'est écrasé
au-dessous de la flottaison, passant ainsi des œuvres mortes aux œuvres
vives, ce qui est un paradoxe. Une rampe conduit au premier, un
escalier et un ascenseur au second. Elles constatent au passage que les
mâts que l'on voit de l'extérieur ne correspondent pas à l'emplacement
de ceux du bateau, c'est pour donner l'impression que le bâtiment a été
construit autour, une coquetterie d'architecte. Pendant qu'on en est
encore à la stupéfaction, elles vont vérifier la hauteur de la rambarde
qui arrive au sternum d'Alberta, qui fait un mètre soixante-quinze, six
de moins qu'Alain Gerbille, trois de plus que sa femme. Le malheureux
n'aura pas eu le temps d'arriver au château arrière et d'admirer les si
jolies sculptures, des chimères tenant une couronne au-dessus d'un
personnage peut-être reconnaissable, des lions tenant un écusson
à bout de bras, deux putti locaux flanquant une couronne surmontant une
sorte de fagot allongé, qu'on voit mieux d'un peu plus bas. Il aura eu
en revanche tout le loisir d'apprécier l'avant démesurément allongé
avec sa figure de proue au bout de l'étrave. Il n'aura aperçu que le
flanc gauche, elles prennent le temps de considérer le droit,
identique, avant de rejoindre le groupe qui s'agite. Et ce n'est pas
que celui-là qui s'agite, les raquettes recommandent aux troupeaux de
conserver leur calme, et s'occupent à ramener leur monde en bas, peur
d'un second malheur. On entend déjà l'ambulance. En même temps que les
secours, survient un petit colosse, en jean, avec une canadienne et une
chemise à carreaux du plus bel effet, accompagné d'un photographe.
Pendant ce temps, le guide de ces dames explique à ses ouailles que le
bon roi Gustave II Adolphe voulait avoir des canons à suffisance,
ce qui n'était possible qu'en ajoutant une batterie haute à la batterie
basse, soixante-quatre canons au moins. Fallait un vent favorable
pour contourner les îles de l'archipel, et l'on n'était pas à l'abri
des déceptions. En ce temps-là, la Suède perdit treize vaisseaux sans
combattre, et deux au combat, l'on ne regardait pas à la dépense. Le
guide ne fait que résumer le petit ouvrage proposé à l'entrée pour
quelques couronnes. Les mises à l'eau réservaient quelques surprises.
On apprendra plus tard que le petit colosse s'appelle Niels
Holgerstrand et qu'il est inspecteur. Son ancien équipier, Per
Bolder, est devenu commissaire. On les surnommait, quand ils
travaillaient ensemble Laurel et Hardy, sous prétexte que Niels est
trapu, et Per du genre filiforme. L'un, régulièrement touché par l'ange
du bizarre, parvient au but en louvoyant. L'autre déniche n'importe
quel renseignement utile plus vite que personne. C'est le commissaire
qui a pris le téléphone, vu que l'inspecteur était à la machine à café,
et que le reste de l'équipe sa baladait à gauche et à droite. Brève
concertation au retour de Niels.
- Un curieux accident
au Vasamuseet, dit Per, en collant le récepteur contre sa veste.
Quelqu'un aurait basculé par dessus la rambarde.
- Un véritable exploit.
- Pour le moins. si les gens tombaient en grappe des
étages du musée, ça se saurait.
- Et les responsables du musée préfèreraient que ce ne soit pas un
simple accident. J'y vais. Téléphone à Gösta. Je prends Carl avec moi.
Entre eux, il n'y a pas de véritable hiérarchie. C'est
comme s'ils formaient toujours une équipe.
- Un joyeux cas d'espèce, ajoute Niels. Une mort sans doute étrange,
une veuve éplorée peut-être, et tout un groupe qui rentrera à bord au
milieu de l'après-midi. Je ne crois pas que l'on puisse retenir tout le
monde.
- Dans ce cas, tu monteras à bord. Dès que j'aurai le nom
du bateau, je prends les dispositions nécessaires.
Pendant que les infirmiers constatent le décès, Niels se fait passer la
bande vidéo, heureusement que ce sont des objectifs à vision nocturne.
On ne voit pas grand chose. Peut-être le mort qui perd l'équilibre, qui
se précipite vers la rambarde, une étrange attitude, comme s'il voulait
effectivement faire basculer quelqu'un, il a dû prendre de la vitesse,
et l'on a dû s'écarter au dernier moment.
Il n'a pas vu
que cela. On dirait qu'en bas quatre dames se sont écartées de leur
groupe pour voir ce qui se passait avant qu'il se passe quelque chose.
Quatre dames, une réminiscence... à creuser.
Le mort, c'est Alain Gerbille, le fameux journaliste ; pour l'instant
on empêche son épouse d'approcher, bien qu'elle ne puisse plus faire
grand chose. Si c'est un accident, il n'y a plus qu'à permette à la
veuve de rapatrier le corps ; s'il subsiste le moindre doute... Une
idée étrange. Il faudra se renseigner sur les prochaines escales.
La réminiscence se précise. Il est un des rares qui ait su comment
s'était déroulée en fait l'enquête dans l'affaire du serrurier
d'Uddevalla, au nord de Göteborg. Des dames qui ne se contentaient pas
de parcourir la côte à vélo... Que font-elles là ? Il ne les voit pas
partir en croisière avec des centaines de personnes. Il ne peut pas les
retenir. Mais il doit y avoir une raison.
La veuve...
Il parle un français approximatif mais efficace.
- Je suis désolé, madame. Une autopsie ne sera pas nécessaire, votre
pauvre mari n'est pas mort en avalant... quelque chose. Mais je ne peux
éviter une radio... une radioscopie. D'autres coups, d'autres lésions
peut-être, il faut tout vérifier. J'ai vu la vidéo. On voit mal. Il a
perdu l'équilibre, peut-être, couru un peu pour le retrouver, et on lui
aura laissé la place. Je comprends, Madame, Monsieur doit être de bon
conseil, il faut s'appuyer sur quelqu'un qui est un peu moins sous le
choc du coup. Vous avez vu quelque chose, Monsieur ?...
- Monsieur Languisse, Armand Languisse...
- Je suis désolé de devoir demander à Madame d'accompagner le corps, on
ne peut pas laisser le corps tout seul. Des spécialistes vont examiner
le garde-corps et ne trouveront rien... Vous pouvez accompagner Madame,
Monsieur...
Après quoi, Niels passe de groupe en groupe pour leur dire
de continuer comme prévu.
Armand Languisse se pose des questions. Le policier a dit normalement
"sous le choc", et il ajoute "du coup". L'inversion du sujet est
naturelle dans les interrogatives en suédois, et le policier a dit
"Vous avez vu quelque chose ?" Petits réflexes de linguiste. En
fait, chacun parle une langue étrangère comme il peut. Et il a une
veuve à réconforter.
En retournant à l'autobus, la femme de l'olibrius fait une
remarque étrange :
- Je croyais que ce serait plutôt elle...
Emmeline Croin se trouve à côté :
- Vous pensiez qu'il allait se passer quelque chose ?
- Pas du tout ! Mais s'il se passait quelque chose, je
croyais que ce serait elle qui...
- Qui repartirait les pieds devant, précise obligeamment son compagnon.
Mais ils n'étaient pas obligés. Elle avait comme un air de femme battue.
- Arrête de dire n'importe quoi. Tu devrais prendre de
temps en temps la peine de réfléchir.
- Là, c'est moi qui t'arrête. Je réfléchis toujours quand
je parle.
- C'est ça le malheur. En principe on réfléchit avant, et
l'on parle après.
Ces deux-là, se dit Emmeline Croin, ne mesurent pas
l'étendue de leurs talents.
Autant dire que le reste, église, hôtel de ville, joli point de vue,
est presque expédié. Le guide débite ses compliments en essayant de se
remettre dans le bain, l'on prend des photos par acquit de conscience,
et l'on ne s'attarde pas. L'original en oublie d'aller pisser et de se
mettre en quête d'un calendrier. On arriverait presque en avance au
buffet pour midi.
Là, personne ne manifeste l'intention de repartir à terre
avec un parapluie.
Peu de monde sur le pont ; beaucoup de gens se réfugient
au bar ou au cinéma où l'on joue E
la Nave Va, dont le côté longuet ne rebute plus, même si
l'aspect artistique ne saute pas toujours aux yeux.
Sophie Bernard, plus courageuse que ses compagnes, constate qu'Armand
Languisse revient à bord avec l'étrange petit bonhomme à qui il ne
manque qu'un casque colonial, et un filet à papillons. Avec sa
canadienne sur un jean et sa chemise à carreaux... Aïe, se dit-elle, on
va avoir droit à un petit discours.
Pas du tout. Ça
n'entre pas dans les préparations de Niels Holgerstrand. Et il a déjà
fait sa petite cuisine avec le commissaire.
- Nous ne
savons pas s'il y a eu une agression, et s'il y en a eu une, c'est
plutôt le mort, d'après les vidéos, qui se préparait à la commettre.
Nous ne pouvons garder que la veuve, qui d'ailleurs ne voudra pas
s'éloigner du cadavre de son mari, et il n'est pas question d'empêcher
ce bateau d'appareiller. Nous aurions les voyagistes et la chef sur le
dos. Si nous retenons l'hypothèse de l'accident, c'est les responsables
du Vasamuseet et l'office de tourisme qui nous tombent sur le dos. Je
ne vois qu'une solution, monter à bord et voir si je peux tirer tout ça
au clair... Tu t'occuperas des détails...
Per Bolder ne
fait pas la moue, il adore s'occuper des détails. Il ne se trouve
jamais aussi bien qu'entre un téléphone et un ordinateur.
Dans l'ordre : faire avaler au commandant la présence de son
inspecteur, pas besoin d'ennuyer qui que ce soit pour établir un
passeport, celui du subordonné est encore valable. Plus difficile,
Niels a toujours de ces idées, faire mettre en bière le cadavre après
l'avoir examiné, transporter le cercueil jusqu'à Göteborg, et le faire
embarquer sur la Marie-Josèphe,
le tout en trois jours. Il n'y a ensuite qu'une escale à Oslo, le
retour à Dunkerque prenant lui-même un peu plus de vingt-quatre heures.
Le cercueil ne restera que deux jours à bord. En somme, les obsèques
seront célébrées six jours après le décès. Reste à faire avaler à Agnès
Karlsson, la chef, le petit programme.
Le commandant ne
voudra pas avoir l'air de freiner des quatre pattes, après tout, le
cadavre n'aura peut-être pas vu Copenhague, il ne sera pas descendu à
terre à Oslo, mais il arrivera à bon port, et descendra à Dunkerque
sans avoir besoin de présenter sa carte magnétique. Tout le monde sera
ravi, à Stockholm, de voir le navire disparaître, et cela entraînera
moins de frais pour le transport du corps, un argument décisif pour les
assurances de l'intéressé.
Le seul malheur, c'est que cela n'est pas très régulier.
- Que ne ferait-on pas, dit Agnès Karlsson pour assister à un nouveau
gag de Laurel et Hardy. C'est toi qui fais les démarches après tout.
Autant dire, carte blanche et je ne veux pas savoir.
Le commandant fait venir tout de suite le commissaire dans ses
appartements, où il a également convié le commissaire de bord. Il ne
s'agit que d'élaborer une stratégie qui ne dérange pas trop les
passagers.
L'intrus ne veut déranger personne. Juste un
plan du navire, avec le nom des occupants des cabines. Il aimerait,
entre autres, jeter un coup d'œil à la cabine du mort.
- Je sais qu'ils ont des droits, le mort et sa femme... Je n'ai pas
pensé au mandat... Il y a besoin d'un mandat à bord ? Ou est-ce à
votre... disposition ?
On l'amène à la cabine. Il jette
un rapide coup d'œil. Un coup d'œil d'autant plus rapide qu'il semble
connaître son affaire. Il lève entre autres le couvercle de la cuvette.
Regarde l'émulsion, pousse le bouton qu'il faut pousser, rugissement du
siphon.
- Le service laisse, comment dites-vous ? à demander. Les
morts sont négligents.
Et le mot déchaîne chez son auteur un rugissement encore
plus impressionnant que celui du siphon.
- Mon métier, c'est un peu ça, tirer les chasses d'eau.
Nouveau rugissement. Le capitaine et le commissaire de
bord sourient d'un air un peu contraint.
- Ça ira plus vite, si je peux prendre l'ordinateur du
mort.
Le capitaine est réticent.
- Je sais, le mort a des droits, et sa femme aussi. Ça prendrait du
temps à terre, mais c'est un indice comme un autre.
- C'est que c'est très gênant.
- Je suis très gêné moi-même. Il faut peut-être demander la permission
à quelqu'un. On dit chez nous que le capitaine est maître à bord. Je
comprends. Je peux en avoir un autre, pour communiquer avec mes
supérieurs ? J'ai moi aussi des supérieurs.
- Nous avons un salon Internet. Écoutez, je dois
surveiller la navigation.
- Et moi, j'ai aussi un petit problème à régler, dit le commissaire de
bord qui semble comprendre au quart de mot. Si cela ne vous dérange pas
de refermer la porte en sortant...
C'est comme Agnès. Je ne veux pas savoir.
Pas aussi virtuose que Per mais quand même.
Il ne lit pas, il explore. Il a sa façon à lui d'explorer.
Il lui faut vingt minutes pour tomber sur le journal de Josiane. C'est
délicieusement irrégulier. Un style... Plus fort encore que les
articles d'Alain Gerbille... que les articles...
Il a lui-même lu un recueil de ces articles dans la
version originale.
Le journal de son épouse est encore plus intéressant. Il n'aura pas
besoin de poser des questions sur les relations entre le mort et son
épouse. Juste un petit mobile de rien du tout. Le mari aura voulu
passer à l'étape supérieure. Ces dames ont dû voir quelque chose.
Le garçon des cabines le regarde partir. Ils vont savoir
qu'il est resté un tout petit peu plus que vingt minutes.
Il va vérifier son courrier au salon Internet. Il note le nom des
quatre dames d'Uddevalla. Il a fait vite, Per. Elles ont pris leurs
billets après le couple Gerbille. On va essayer de réfléchir comme
elles. Elles l'ont vu entrer, elles l'attendent. Le temps qu'il prendra
pour venir les voir, ce sera une indication supplémentaire.
Il déteste faire attendre les dames. Il va gratter à la
cabine d'Alberta Fiselou, et de Sophie Bernard.
- Veuillez vous donner la peine d'entrer, dit le mannequin des années
soixante. Nos amies seraient déçues de n'avoir pu faire votre
connaissance. Vous connaissez apparemment nos noms, nous ignorons le
vôtre. Si vous voulez patienter un moment.
Elle va chercher les deux autres.
- Je me nomme Niels Holgerstrand. Inspecteur de police à Stockholm.
J'ai commencé à Göteborg, j'étais juste aspirant, mais j'ai entendu
parler du serrurier d'Uddevalla. Vous avez été très gentille avec le
commissaire. Vous pouvez être d'un grand service quand vous ne faites
pas de la randonnée. Des résultats remarquables sans vouloir vous...
louer.
- Vous ne nous flattez pas en vous appliquant à
mal parler notre langue, dit Gisèle Pouacre, pas du tout froissée. Vous
commencez si bien les phrases que vous vous efforcez de mal finir...
Une mère française ? une grand-mère ?
- Un grand-père
du côté maternel. Et il a su nous faire apprendre sa langue sans nous
ennuyer. Et pourtant, c'était un puriste. Il trouvait le Grévisse un peu trop complaisant.
- Le bon vent qui vous amène, ce doit être l'enregistrement où l'on
nous voit nous précipiter sur les lieux de l'accident avant qu'il ait
eu lieu.
Elles sont agaçantes, ces dames...
- Ainsi que le fait même que vous participiez à cette croisière. Vous
avez pris vos billets après les Gerbille. Aviez-vous quelque raison de
vous inquiéter ? Josiane Gerbille vous aurait-elle parlé des mauvais
procédés de son mari ?
On dirait le neveu d'Alberta.
- J'ai été bien indiscret. J'ai pris quelques libertés avec le portable
de Josiane Gerbille, et je suis tombé sur un journal fort bien écrit,
où elle précise la façon dont son mari la remerciait de rédiger ses
articles. Vous aurait-elle fait quelque confidence ?
-
Pas exactement. Le mari avait pour elle tant de prévenances quand ils
sortaient dans le monde... Elle aurait dû avoir un autre air...
- Les airs qu'on a semblent jouer un certain rôle dans cette
histoire... Vous avez donc eu comme une intuition... Qu'est-ce qu'on ne
ferait pas pour une intuition ?
- Pour n'importe quelle intuition, dit Sophie Bernard...
Vous allez me trouver sotte.
- Donnez moi une raison de douter de vos facultés.
- J'ai cru voir un lien entre des attentats contre des spéculateurs, le
nettoyage brutal de certains quartiers, des opérations réussies contre
des brigands qui semblaient hors de la portée de toutes les polices, et
le massacre d'un certain nombre de vieillards dans leurs maisons de
retraite.
- Peut-on connaître la nature de ce lien ?
- Les cibles. Des êtres nuisibles, ou des inutiles. Des interventions
éclair qui ne durent pas plus d'une demi-heure.
- Le rapport avec cette croisière ?
- On dirait, mis à part les Gerbille, et les animateurs, une maison de
retraite flottante. Le bâtiment n'est pas aussi monstrueux que
d'autres, où l'on ne saurait pas exactement où frapper. On peut
cueillir plus d'une centaine de personnes aux heures des repas. Surtout
à midi. Les escales laissent peu de temps, il y a des journées de
navigation. La Baltique est bien étroite. Reste le dernier jour de
navigation entre Oslo et Dunkerque. Nous ne comptions pas éviter
le massacre, si massacre il y avait, juste y échapper. En nous tenant
loin des ponts, si nous voyions quelque chose d'insolite... Dans la
salle de conférence, par exemple. Où il n'y a personne à cette heure
là, parce qu'il n'y a pas deux services.
- Et il y a
deux conférences, ou deux spectacles, le premier pour ceux qui mangent
au deuxième service et vice versa. Reste à savoir où se trouvera votre Marie-Josèphe à, disons une heure,
sur la Mer du Nord.
- Vous avez raison de plaisanter...
- Je ne plaisante pas. Quand on veut faire de la
prévention, il faut accepter de se déranger pour rien.
- Je ne vois pas quelles mesures vous pourriez prendre ?
- À vrai dire, je ne les vois pas non plus. Nous sommes en
sous-effectif, mais j'ai trois jours.
- Et pas besoin de parler en hésitant devant monsieur Armand Languisse.
C'est un linguiste. Il vous démasquerait tout de suite.
- Aucun danger : il me parle en danois, je lui réponds en
suédois.
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